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jeudi 7 janvier 2010

THÉORIE DE LA NUIT AMÉRICAINE de Germán Pardo García - Versión Claire Deloupy


Avant que la grande après-midi continentale se remplisse d’ombres,
telle une patrie aérienne envahie par des aigles obscurs,
je concentrerai mon corps près de ces vallées
qui dessinent sur les méridiens de la terre
l’histoire si lointaine du sang aborigène
et les récits de l’homme habitant d’hydropiques mondes.

J’obtiendrai des profondes forêts prêtes à écouter de lointains appels
de quénas, de cornemuses et de rauques teponaztlis,
qu’elles me révèlent leur commotion face au silence
qui descend des Andes comme le jaguar aux grottes
où des araignées difformes travaillent pour la mort,
comme travaillent aussi fourmi et chucua pour la mort
tandis que la constructrice mécanique du sol
fermente l’ébullition chaotique de germes qui vivent
en se mêlant au pourrissement sous les marais.

Comme un empereur indien
enveloppé dans sa superbe caste légitime;
debout sur les rochers sacrés et les yeux
fixés sur les holocaustes du soleil en son couchant,
ainsi en rouge tezontle je cimenterai mon rêve ;
dans le plus mexicain d’une roche tourmentée,
où mes tempes puissent sentir les transits de l’air
et mon esprit comprendre la force de certains peuples
qui ont aimé comme moi ces mêmes cordillères d’Amérique;

ici, ils se sont agenouillés
ici, ils se sont exaltés,
et ici comme des prophètes agricoles ils ont parlé
des choses nourricières ; des bois assoiffés;
de la portée horizontale des racines
et de la fidélité de l’homme aux montagnes.

Je m’étendrai sur les bords d’un lac migratoire
pour qu’ainsi, tout près de son éboulement fluvial,
je puisse toucher avec ma justice la poussière des vertèbres ;
la vertu travailleuse des doigts
et le ravage déjà dispersé des rotules,
tombées dans le sable et calcinées
par des furies qui ont heurté le brun Continent,
jusqu’à perturber des colonnes monolithiques
et fondre ces lames d’or
qui ont brillé aux linteaux des portes des maisons;
les remplissant des plus humbles musiques
quand le vent blessait leurs biseaux,
comme s’ils étaient roseau siffleur
ou attributs du maïs.

Je m’étendrai près d’un lac parce que l’Amérique,
du Yukon à la Patagonie,
est sortie de l’eau au début des temps
comme un radeau tout plein de bananes, d’ananas :
bois odorants:
bleus papillons;
venins et volcans;
défense pectorale faite de peaux
de caïman assoupi dans la maniagua
et de plumes de quetzal
caché telle une émeraude vivante
sous les forêts du Peten.

Ainsi Amérique lacustre, bestiale et cataclysmique;
se rappelant des figures de batraciens que les Indiens
ont sculpté suppliants sur les rochers,
pour demander que s’éloignent
les liquides pouvoirs envahisseurs.
L’eau en se retirant a laissé ses veines réparties
sur les versants amazoniques;
ses yeux dans les lacs du doux Guatemala
et sa chevelure au pied de l’Iguarú.

L’eau fut pour l’Amérique l’origine tempétueuse de sa vie.
C’est pour ça que quand je prononce ces mots
avec quelque chose de son esprit et de son sang,
idolâtre et païen je confesse
la primitive passion qui me subjugue,
et je dis une prière qui commence
en me signant la chair d’étoiles arborescentes,
au nom de la Terre et de l’Espace ;
du caoba qui contient poutres et sépulcres ;
des vestiges cheminant de la race
et du soleil qui nous gouverne encore dans les hauteurs.
Une prière qui commence par proclamer
mon culte aux ténèbres de la nuit,
et qui conclue par des actes de foi sans espoir
dans l’amertume originelle de l’Amérique
et clame face aux sourdes cimes de Chimborazo.
Ainsi je crois en mon pays se berçant avec des bruits de forêt irrémédiable
du Darien au Putumayo.
Ainsi ma nation de fleuves qu’aucune mer ne résume.
Ainsi la Colombie aquatiquement végétale d’une manière accablante.

Je m’allongerai près d’un fleuve silencieux à attendre la nuit
qui envahit de son écume d’inorganiques ébènes,
les souterraines formations de charbon.
Je m’allongerai à attendre la nuit
comme avant en revenant de leurs assauts
aux poissons cuivrés et aux léonines bêtes sauvages,
les rapides archers chasseurs.
Je m’allongerai à attendre l’ombre près d’un fleuve silencieux,
parce que eau, obscurité et hermétisme sylvestre
sont la terrible clef héréditaire
de l’homme d’Amérique.
Trois vautours ancrés dans de brèves falaises.
Trois Orinoques se jetant toujours dans notre sang.
Trois murailles mortuaires opprimant
les marécages où supplie le « diostedé ».

Seuls ceux qui sont nés comme nous en Amérique
peuvent comprendre l’énormité du tellurique deuil.
Dites à un Américain authentique le mot « pénombre »,
et il agitera les bras
comme un ophidium constrictor.
C’est son nocturne instinct, son inclinaison de forêt vierge
cherchant ses origines.

Dites-lui « eau » et alors vous découvrirez des lagunes
dans ses yeux tachés de crépuscules.

Cependant dites-lui « silence » et dans ses mains
fleuriront des bouquets de catleyas.
La fleur américaine du silence qui jamais
ne s’interrompt. La fleur la plus désertique et libre.
Elle s’alimente de brises et de silences et de musiques
inaudibles. Parfois elle pâlit et soupire.
Elle se soutient dans la danse. Elle s’illumine d’extases.
Elle naît sur une tige de silence et d’oubli
et dans l’oubli et le silence elle se multiplie et meurt.
Certains jours elle voudrait voler comme un esprit
et s’éloigner entre des lumières jaunes et des larmes.
J’abandonnerai des villes où s’accomplit mon exil
de tout ce qui est organique énergie.
Là, j’ai laissé des racines comme des bras qui ouvrent des tunnels
où passent en se bousculant dans sa course artérielle,
les verts globules du fond.
J’ai laissé de la chaleur en sortant à chaque instant des vies tragiques
du territoire fétide qui pourrit.
J’ai laissé vigueur et cruauté dans les batailles animales
et une haine de ténèbres contre des hommes et des créatures.

Moi, j’appelle la nuit américaine: mère!
et elle me crie du fond de ses concaves régions: fils!
Je n’ai pas connu ma mère. Elle est morte quand mes yeux
ignoraient les transformations de la lumière.
Je ne conserve pas sa mémoire ou si je la garde
c’est comme un fleuve douloureux s’écoulant dans l’obscur.
La nuit a protégé mon formidable désarroi.
J’ai grandi comme quelque chose à elle ; comme se déroule le tonnerre
dans ses vitesses ennemies.
Il y a une rancœur en moi contre la clarté et l’espérance
et une insubordination irrémédiable.
Appelez-moi par le nom d’une bête nocturne
et je viendrai
parce que ma confusion fait partie de la nuit
et mon angoisse un coup de griffe de son abîme.

J’abandonnerai des métropoles de chaux où s’accomplit mon exil.
Là, m’attendent des végétations très obscures
et des taureaux ayant des tempêtes dans les cornes ;
obsidienne dans les yeux et les sabots,
et un corps de cannelle qui devient
mystérieux dans les coupoles sans astre.
Ainsi l’Amérique implacable dans sa beauté;
vitale sous ses marécages caraïbes
et pauvre entre ses idoles d’or.

Je dois retourner à ses déserts pour agrandir mon esprit.
Son ombre est lumière de mes pouvoirs vétérans.

Son pain la faim de ma bouche,
sa tempête mon calme.
Son pourrissement la plus sauvage de mes jouissances.
Moi, je suis le compagnon de ses tribus qui cheminent
sur des sèves vigoureuses demandant
l’instant même de la mort.
J’abandonnerai des villes, j’oublierai des métropoles
et je m’allongerai de nouveau sur les rives d’un fleuve silencieux ;
un de ces troubles fleuves aux noms musicaux : Inírida, Vaupés,
pour attendre comme les serpents l’abri de la nuit d’Amérique.

de GERMÁN PARDO GARCÍA
Version Claire Deloupy


                                                   

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