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samedi 28 juillet 2012

FERNANDO PESSOA : BUREAU DE TABAC



Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.


Fenêtres de ma chambre,
de ma chambre dans la fourmilière humaine unité ignorée
(et si l’on savait ce qu’elle est, que saurait-on de plus ?),
vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,
sur une rue inaccessible à toutes les pensées,
réelle, impossiblement réelle, précise, inconnaissablement précise,
avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres,
avec la mort qui parsème les murs de moisissure et de cheveux blancs les humains,
avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien.


Je suis aujourd’hui vaincu, comme si je connaissais la vérité;
lucide aujourd’hui, comme si j’étais à l’article de la mort,
n’ayant plus d’autre fraternité avec les choses
que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue
se muant en une file de wagons, avec un départ au sifflet venu du fond de ma tête,
un ébranlement de mes nerfs et un grincement de mes os qui démarrent.


Je suis aujourd’hui perplexe, comme qui a réfléchi, trouvé, puis oublié.
Je suis aujourd’hui partagé entre la loyauté que je dois
au Bureau de Tabac d’en face, en tant que chose extérieurement réelle
et la sensation que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.


J’ai tout raté.
Comme j’étais sans ambition, peut-être ce tout n’était-il rien.
Les bons principes qu’on m’a inculqués,
je les ai fuis par la fenêtre de la cour.
Je m’en fus aux champs avec de grands desseins,
mais là je n’ai trouvé qu’herbes et arbres,
et les gens, s’il y en avait, étaient pareils à tout le monde.
Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. À quoi penser ?


Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?
Être ce que je pense ? Mais je crois être tant et tant !
Et il y en a tant qui se croient la même chose qu’il ne saurait y en avoir tant !
Un génie ? En ce moment
cent mille cerveaux se voient en songe génies comme moi-même
et l’histoire n’en retiendra, qui sait ?, même pas un ;
du fumier, voilà tout ce qui restera de tant de conquêtes futures.
Non, je ne crois pas en moi.
Dans tous les asiles il y a tant de fous possédés par tant de certitudes !
Moi, qui n’ai point de certitude , suis-je plus assuré, le suis-je moins ?
Non, même pas de ma personne…
En combien de mansardes et de non-mansardes du monde
n’y a-t-il à cette heure des génies-pour-soi-même rêvant ?
Combien d’aspirations hautes, lucides et nobles -
oui, authentiquement hautes, lucides et nobles -
et, qui sait peut-être réalisables…
qui ne verront jamais la lumière du soleil réel et qui
tomberont dans l’oreille des sourds ?
Le monde est à qui naît pour le conquérir,
et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu’il peut le conquérir.
J’ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.
Sur mon sein hypothétique j’ai pressé plus d’humanité que le Christ,
j’ai fait en secret des philosophies que nul Kant n’a rédigées,
mais je suis, peut-être à perpétuité, l’individu de la mansarde,
sans pour autant y avoir mon domicile :
je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;
je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ;
je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvrît la porte
auprès d’un mur sans porte
et qui chanta la romance de l’Infini dans une basse-cour,
celui qui entendit la voix de Dieu dans un puits obstrué.
Croire en moi ? Pas plus qu’en rien…
Que la Nature déverse sur ma tête ardente
son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ;
quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout…


Esclaves cardiaques des étoiles,
nous avons conquis l’univers avant de quitter nos draps,
mais nous nous éveillons et voilà qu’il est opaque,
nous nous éveillons et voici qu’il est étranger,
nous franchissons notre seuil et voici qu’il est la terre entière,
plus le système solaire et la Voie lactée et le Vague Illimité.


(Mange des chocolats, fillette ;
mange des chocolats !
Dis-toi bien qu’il n’est d’autre métaphysique que les chocolats,
dis-toi bien que les religions toutes ensembles n’en apprennent
pas plus que la confiserie.
Mange, petite malpropre, mange !
Puissé-je manger des chocolats avec une égale authenticité !
Mais je pense, moi, et quand je retire le papier d’argent, qui d’ailleurs est d’étain,
je flanque tout par terre, comme j’y ai flanqué la vie.)
Du moins subsiste-t-il de l’amertume d’un destin irréalisé
la calligraphie rapide de ces vers,
portique délabré sur l’Impossible,
du moins, les yeux secs, me voué-je à moi-même du mépris,
noble, du moins, par le geste large avec lequel je jette dans le mouvant des choses,
sans note de blanchisseuse, le linge sale que je suis
et reste au logis sans chemise.


(Toi qui consoles, qui n’existes pas et par là même consoles,
ou déesse grecque, conçue comme une statue douée du souffle,
ou patricienne romaine, noble et néfaste infiniment,
ou princesse de troubadours, très- gente et de couleurs ornée,
ou marquise du dix-huitième, lointaine et fort décolletée,
ou cocotte célèbre du temps de nos pères,
ou je ne sais quoi de moderne – non, je ne vois pas très bien quoi -
que tout cela, quoi que ce soit, et que tu sois, m’inspire s’il se peut !
Mon coeur est un seau qu’on a vidé.
Tels ceux qui invoquent les esprits je m’invoque
moi-même sans rien trouver.
Je viens à la fenêtre et vois la rue avec une absolue netteté.
Je vois les magasins et les trottoirs, et les voitures qui passent.
Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,
je vois les chiens qui existent eux aussi,
et tout cela me pèse comme une sentence de déportation,
et tout cela est étranger, comme toute chose. )


J’ai vécu, aimé – que dis-je ? j’ai eu la foi,
et aujourd’hui il n’est de mendiant que je n’envie pour le seul fait qu’il n’est pas moi.
En chacun je regarde la guenille, les plaies et le mensonge
et je pense : « peut-être n’as-tu jamais vécu ni étudié, ni aimé, ni eu la foi »
(parce qu’il est possible d’agencer la réalité de tout cela sans en rien exécuter) ;
« peut-être as-tu à peine existé, comme un lézard auquel on a coupé la queue,
et la queue séparée du lézard frétille encore frénétiquement ».


J’ai fait de moi ce que je n’aurais su faire,
et ce que de moi je pouvais faire je ne l’ai pas fait.
Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
On me connut vite pour qui je n’étais pas, et je n’ai pas démenti et j’ai perdu la face.
Quand j’ai voulu ôter le masque
je l’avais collé au visage.
Quand je l’ai ôté et me suis vu dans le miroir,
J’avais déjà vieilli.
J’étais ivre, je ne savais plus remettre le masque que je n’avais pas ôté.
Je jetai le masque et dormis au vestiaire
comme un chien toléré par la direction
parce qu’il est inoffensif -
et je vais écrire cette histoire afin de prouver que je suis sublime.


Essence musicale de mes vers inutiles,
qui me donnera de te trouver comme chose par moi créée,
sans rester éternellement face au Bureau de Tabac d’en face,
foulant aux pieds la conscience d’exister,
comme un tapis où s’empêtre un ivrogne,
comme un paillasson que les romanichels ont volé et qui ne valait pas deux sous.


Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s’est arrêté.
Je le regarde avec le malaise d’un demi-torticolis
et avec le malaise d’une âme brumeuse à demi.
Il mourra, et je mourrai.
Il laissera son enseigne, et moi des vers.
À un moment donné mourra aussi l’enseigne, et
mourront aussi les vers de leur côté.
Après un certain temps mourra la rue où était l’enseigne,
ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.
Puis mourra la planète tournante où tout cela s’est produit.
En d’autres satellites d’autres systèmes cosmiques, quelque chose
de semblable à des humains
continuera à faire des genres de vers et à vivre derrière des manières d’enseignes,
toujours une chose en face d’une autre,
toujours une chose aussi inutile qu’une autre,
toujours une chose aussi stupide que le réel,
toujours le mystère au fond aussi certain que le sommeil du mystère de la surface,
toujours cela ou autre chose, ou bien ni une chose ni l’autre.


Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour acheter du tabac ?)
et la réalité plausible s’abat sur moi soudainement.
Je me soulève à demi, énergique, convaincu, humain,
et je vais méditer d’écrire ces vers où je dis le contraire.
J’allume une cigarette en méditant de les écrire
et je savoure dans la cigarette une libération de toutes les pensées.
Je suis la fumée comme un itinéraire autonome, et je goûte, en un moment sensible et compétent,
la libération en moi de tout le spéculatif
et la conscience de ce que la métaphysique est l’effet d’un malaise passager.


Ensuite je me renverse sur ma chaise
et je continue à fumer
Tant que le destin me l’accordera je continuerai à fumer.


(Si j’épousais la fille de ma blanchisseuse,
peut-être que je serais heureux.)
Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.

L’homme est sorti du bureau de tabac (n’a-t-il pas mis la
monnaie dans la poche de son pantalon?)
Ah, je le connais: c’est Estève, Estève sans métaphysique.
(Le patron du bureau de tabac est arrivé sur le seuil.)
Comme mû par un instinct sublime, Estève s’est retourné et il m’a vu.
Il m’a salué de la main, je lui ai crié: « Salut Estève ! », et l’univers
s’est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le
patron du Bureau de Tabac a souri.


FERNANDO PESSOA
(Portugal-1888)
De "Poésies d'Álvaro de Campos"


                                                    "Ventanas del destino"
                                                      Amelia Diez Cuesta



vendredi 27 juillet 2012

FERNANDO PESSOA: TABAQUERÍA



No soy nada.
Nunca seré nada.
No puedo querer ser nada.
Aparte de esto, tengo en mí todos los sueños del mundo.

Ventanas de mi cuarto,
de mi cuarto de uno de los millones de gente que nadie
    sabe quién es
(y si supiesen quién es, ¿qué sabrían?),
dais al misterio de una calle constantemente cruzada
    por la gente,
a una calle inaccesible a todos los pensamientos,
real, imposiblemente real, evidente, desconocidamente
    evidente,
con el misterio de las cosas por lo bajo de las piedras y
    los seres,
con la muerte poniendo humedad en las paredes y
    cabellos blancos en los hombres,
con el Destino conduciendo el carro de todo por la
    carretera de nada.

Hoy estoy vencido, como si supiera la verdad.
Hoy estoy lúcido, como si estuviese a punto de morirme
y no tuviese otra fraternidad con las cosas
que una despedida, volviéndose esta casa y este lado de
    la calle
la fila de vagones de un tren, y una partida pintada
desde dentro de mi cabeza,
y una sacudida de mis nervios y un crujir de huesos a
    la ida.

Hoy me siento perplejo, como quien ha pensado y
    opinado y olvidado.
Hoy estoy dividido entre la lealtad que le debo
a la tabaquería del otro lado de la calle, como cosa real
    por fuera,
y a la sensación de que todo es sueño, como cosa real
    por dentro.

He fracasado en todo.
Como no me hice ningún propósito, quizá todo no
    fuese nada.
El aprendizaje que me impartieron,
me apeé por la ventana de las traseras de la casa.
Me fui al campo con grandes proyectos.
Pero sólo encontré allí hierbas y árboles,
y cuando había gente era igual que la otra.
Me aparto de la ventana, me siento en una silla.
    ¿En qué voy a pensar?
¿Qué sé yo del que seré, yo que no sé lo que soy?
¿Ser lo que pienso? Pero ¡pienso ser tantas cosas!
¡Y hay tantos que piensan ser lo mismo que no puede
    haber tantos!
¿Un genio? En este momento
cien mil cerebros se juzgan en sueños genios como yo,
y la historia no distinguirá, ¿quién sabe?, ni a uno,
ni habrá sino estiércol de tantas conquistas futuras.
No, no creo en mí.
¡En todos los manicomios hay locos perdidos con tantas
    convicciones!
Yo, que no tengo ninguna convicción, ¿soy más
    convincente o menos convincente?

No, ni en mí...
¿En cuántas buhardillas y no buhardillas del mundo
no hay en estos momentos genios-para-sí-mismos
    soñando?
¿Cuántas aspiraciones altas y nobles y lúcidas
-sí, verdaderamente altas y nobles y lúcidas-,
y quién sabe si realizables, no verán nunca la luz del sol
    verdadero ni encontrarán quien les preste oídos?
El mundo es para quien nace para conquistarlo, aunque
    tenga razón.
He soñado más que lo que hizo Napoleón.
He estrechado contra el pecho hipotético más
    humanidades que Cristo,
he pensado en secreto filosofías que ningún Kant
    ha escrito.
Pero soy, y quizá lo sea siempre, el de la buhardilla,
aunque no viva en ella;
seré siempre el que no ha nacido para eso;
seré siempre el que tenía condiciones;
seré siempre el que esperó que le abriesen la puerta al
    pie de una pared sin puerta
y cantó la canción del Infinito en un gallinero,
y oyó la voz de Dios en un pozo tapado.
¿Creer en mí? No, ni en nada.
Derrámame la naturaleza sobre mi cabeza ardiente
su sol, su lluvia, el viento que tropieza en mi cabello,
y lo demás que venga si viene, o tiene que venir, o
    que no venga.
Esclavos cardíacos de las estrellas,
conquistamos el mundo entero antes de levantarnos
    de la cama;
pero nos despertamos y es opaco,
nos levantamos y es ajeno,
salimos de casa y es la tierra entera,
y el sistema solar y la Vía Láctea y lo Indefinido.

(¡Come chocolatinas, pequeña,
come chocolatinas!
Mira que no hay más metafísica en el mundo que las
    chocolatinas, mira que todas las religiones no
    enseñan más que la confitería.
¡Come, pequeña sucia, come!
¡Ojalá comiese yo chocolatinas con la misma verdad
    con que comes!
Pero yo pienso, y al quitarles la platilla, que es de papel
    de estaño,
lo tiro todo al suelo, lo mismo que he tirado la vida.)

Pero por lo menos queda de la amargura de lo que
    nunca seré
la caligrafía rápida de estos versos,
pórtico partido hacia lo Imposible.
Pero por lo menos me consagro a mí mismo un
    desprecio sin lágrimas,
noble, al menos, en el gesto amplio con que tiro
la ropa sucia que soy, sin un papel, para el transcurrir
    de las cosas,
y me quedo en casa sin camisa.
(Tú, que consuelas, que no existes y por eso consuelas,
o diosa griega, concebida como una estatua que
    estuviese viva,
o patricia romana, imposiblemente noble y nefasta,
o princesa de trovadores, gentilísima y disimulada,
o marquesa del siglo dieciocho, descotada y lejana,
o meretriz célebre de los tiempos de nuestros padres,
o no sé qué moderno -no me imagino bien qué-,
todo esto, sea lo que sea, lo que seas, ¡si puede inspirar,
    que inspire!
Mi corazón es un cubo vaciado.
Como invocan espíritus los que invocan espíritus, me
    invoco
a mí mismo y no encuentro nada.
Me acerco a la ventana y veo la calle con absoluta claridad,
veo las tiendas, veo las aceras, veo los coches que pasan,
veo a los entes vivos vestidos que se cruzan,
veo a los perros que también existen,
y todo esto me pesa como una condena al destierro,
y todo esto es extranjero, como todo.)

He vivido, estudiado, amado, y hasta creído,
y hoy no hay un mendigo al que no envidie sólo por no
    ser yo.
Miro los andrajos de cada uno y las llagas y la mentira,
y pienso: puede que nunca hayas vivido, ni estudiado, ni
    amado ni creído
(porque es posible crear la realidad de todo eso sin
    hacer nada de eso);
puede que hayas existido tan sólo, como un lagarto al
    que cortan el rabo
y que es un rabo, más acá del lagarto, removidamente.

He hecho de mí lo que no sabía,
y lo que podía hacer de mí no lo he hecho.
El dominó que me puse estaba equivocado.
Me conocieron enseguida como quien no era y no lo
    desmentí, y me perdí.
Cuando quise quitarme el antifaz,
lo tenía pegado a la cara.
Cuando me lo quité y me miré en el espejo,
ya había envejecido.
Estaba borracho, no sabía llevar el dominó que no me
    había quitado.
Tiré el antifaz y me dormí en el vestuario
como un perro tolerado por al gerencia
por ser inofensivo
y voy a escribir esta historia para demostrar que soy
    sublime.

Esencia musical de mis versos inútiles,
ojalá pudiera encontrarme como algo que hubiese hecho,
y no me quedase siempre enfrente de la tabaquería de
    enfrente,
pisoteando la conciencia de estar existiendo
como una alfombra en la que tropieza un borracho
o una estera que robaron los gitanos y no valía nada.

Pero el propietario de la tabaquería ha asomado por la
   puerta y se ha quedado a la puerta.
Le miro con incomodidad en la cabeza apenas vuelta,
y con la incomodidad del alma que está comprendiendo
    mal.
Morirá él y moriré yo.
Él dejará la muestra y yo dejaré versos.
en determinado momento morirá también la muestra, y
    los versos también.
Después de ese momento, morirá la calle donde estuvo
    la muestra,
y la lengua en que fueron escritos los versos,
morirá después el planeta girador en que sucedió todo
    esto.
En otros satélites de otros sistemas cualesquiera algo así
    como gente
continuará haciendo cosas semejantes a versos y
    viviendo debajo de cosas semejantes a muestras,
siempre una cosa enfrente de la otra,
siempre una cosa tan inútil como la otra,
siempre lo imposible tan estúpido como lo real,
siempre el misterio del fondo tan verdadero como el
    sueño del misterio de la superficie,
siempre esto o siempre otra cosa o ni una cosa ni la otra.

Pero un hombre ha entrado en la tabaquería (¿a
    comprar tabaco?),
y la realidad plausible cae de repente encima de mí.
Me incorporo a medias con energía, convencido,
    humano,
y voy a tratar de escribir estos versos en los que digo
    lo contrario.
enciendo un cigarrillo al pensar en escribirlos
y saboreo en el cigarrillo la liberación de todos los
    pensamientos.
Sigo al humo como a una ruta propia,
y disfruto, en un momento sensitivo y competente,
la liberación de todas las especulaciones
y la conciencia de que la metafísica es una consecuencia
    de encontrarse indispuesto.

Después me echo para atrás en la silla
y continúo fumando.
Mientras me lo conceda el destino seguiré fumando.
(Si me casase con la hija de mi lavandera
a lo mejor sería feliz.)
Visto lo cual, me levanto de la silla. Me voy a la ventana.

El hombre ha salido de la tabaquería (¿metiéndose el
   cambio en el bolsillo de los pantalones?).
Ah, le conozco: es el Esteves sin metafísica.
(el propietario de la tabaquería ha llegado a la puerta.)
Como por una inspiración divina, Esteves se ha vuelto y
    me ha visto.
Me ha dicho adiós con la mano, le he gritado  ¡Adiós,
    Esteves
!, y el Universo
se me reconstruye sin ideales ni esperanza, y el propietario
    de la tabaquería se ha sonreído.
FERNANDO PESSOA
(Portugal-1888)
De "Poesías de Álvaro de Campos"





                                            "El cuerpo de la fertilidad"
                                               Miguel Oscar Menassa

dimanche 13 mai 2012

LA MORT DE L'HOMME - Miguel Oscar Menassa à Cordoue


Ahora andarán diciendo
Poésie et Flamenco
Miguel Oscar Menassa et Virginia Valdominos
Kepa Ríos à la guitarre.
11 mai 2012
Fondation Miguel Castillejo - Cordoue
            

"Si le monde dort, la poésie et le flamenco ne peuvent pas faire 
         d'autre façon que de le réveiller."
                                                                        
                                                                              
 
LA MORT DE L'HOMME

C'est de nouveau la nuit
et en général
la maison dort.

Une voix à la radio
dit les dernières paroles.
Je me distrais avec la fumée
et mille choses me passent par la tête
et aucune n'a aucun rapport
avec l'idée de m'allonger tranquillement sur le lit
et dormir.

Au milieu de tant de papiers
je terminerai par être un écrivain
et je fixe mon regard sur le lointain
et je laisse l'histoire de l'homme
faire irruption
avec la violence du destin
dans ma nuit.

J'allume des cigarettes en abondance
l'une après l'autre comme si c'étaient
de scintillantes grenades contre les oppresseurs.

Depuis des millions d'années
l'homme vit à genoux.

Les grenades éclatent sur mon visage.

De primitives présences
peuplent ma nuit de rites sauvages.

Cérémonies où la mort
est toujours une chanson
sublime et mystérieuse.
Des bêtes indomptables
semblables à l'homme
par la gaucherie
de leurs mouvements
dansent autour de moi
rageuses
sylvestres.

En mauvais français
elles me disent que leur chef
veut parler avec moi.

Assis sur mon lit en train d'écrire
je demande que cessent de rugir les tambours
que cesse la danse
qu'on me laisse écrire ce poème.

L'homme a faim et soif depuis des millénaires.

Nous sommes cet homme affamé et assoiffé poète
chantez avec nous:
Nous venons de la Mésopotamie
et des Caraïbes
et en cherchant la perfection nous sommes arrivés
jusqu'aux mondes qui se cachent
au-dessus du ciel
et nous n'avons rien trouvé.

Il y a toujours un homme qui a faim.
Il y a toujours un homme qui meurt de soif.

Ici même poète
dans ta maison
logent l'oppresseur et l'opprimé.

Assis sur mon lit en train d'écrire
je dis aux sauvages
que nous sommes en pleine nuit
je leur demande poliment qu'ils arrêtent de danser
j'ai besoin de m'enfoncer parmi les lettres
ma faim
mon unique soif.

Ils arrêtent de danser
et celui qui se distingue
par son extrême humanité
me fulmine du regard.

Qui est plus cruel
poète?
Qui est plus sauvage?
Celui qui meurt en luttant
pour un morceau de pain
ou celui qui ne meurt jamais?
Qui produira l'extermination
poète?
Mes armes ou tes vers?

Et maintenant poète laisse ta plume
commence à marcher et pense.

Assis sur mon lit
en train d'écrire
je dis au sauvage
que je ne veux pas partir de ma chambre
et que j'ai toujours su que penser
n'était pas nécessaire et que je désire
et c'est la dernière fois que je le lui dis
continuer à écrire ce poème.

Avant de continuer je m'arrête
sur l'intelligence du sauvage:
il parle bien et tandis qu'il parle
il laisse échapper entre les mots
son haleine
pour que tout semble vital
déchirant.

Moi je suis l'homme
crie la bête enchaînée
Et toi poète, tu es l'homme?
Écrire pour qui?
Où les amis
et où les ennemis?

Dis-moi poète,
ton chant
a-t-il besoin du futur
pour être?
Ce poème que tu écris
contre tout
à qui servira-t-il?

Voyons poète un vers
qui me dise maintenant même
qu'est l'homme?

Assis sur mon lit en train d'écrire
je me rends compte
que l'intelligence du sauvage
terminera par brûler
tous mes papiers écrits
dans ce bûcher
que ces paroles ont construit
autour de moi.

Je cesse d'écrire
je le regarde fixement dans les yeux
et je murmure ses propres paroles
en un seul vers un homme
en un seul vers un homme
et je me décide à écrire ce vers.

Je soutiens avec mon regard
le regard du sauvage
et avec de rapides mouvements
je prends la mitraillette
et je tire plusieurs rafales
sur le corps du sauvage
qui les yeux exorbités
par la surprise
tombe
pour mourir et disparaître.

Assis sur mon lit j'écris maintenant
avec l'assurance
de qui est arrivé au sommet:

Un poète a assassiné son homme
pour écrire ce poème
et ça
c'est un homme.

Miguel Oscar Menassa



mardi 1 mai 2012

IBIZA celebra el arte MEJICANO



                            






                                                  Paseo Marítimo de Ibiza -2012-
                                                        Arquitecto: Jean Nouvel

lundi 9 avril 2012

René Char : Compagnie de l'écolière

                                                                           Pour Écouter sur INA
                                                                    
Je sais bien que les chemins marchent                                
Plus vite que les écoliers
Attelés à leur cartable
Roulant dans la glu des fumées.
Où l'automne perd le souffle
Jamais douce à vos sujets,
Est-ce vous que j'ai vu sourire ?
Ma fille, ma fille, Je tremble.

N'aviez vous donc pas méfiance                                                                                 
de ce Vagabond étranger
Quand il enleva sa casquette
pour vous demander son chemin
vous n'avez pas parue surprise
Vous vous êtes abordés comme coquelicot et blé.
Ma fille, ma fille Je tremble

La fleur qu'il tient entre les dents
Il pourrait la laisser tomber
S'il consent à donner son nom
A rendre l'épave à ses vagues
Ensuite quel qu’aveux maudits
Qui hanteraient votre sommeil,
Parmi les ajoncs de son sang
Ma fille, ma fille Je tremble

Quand ce jeune homme s'éloigna
Le soir mura votre visage
Quand ce jeune homme s'éloigna
Dos vouté front bas et mains vides
Sous les osiers vous étiez grave
Vous ne l'aviez jamais été
Vous rendra-t-il votre beauté?
Ma fille, ma fille Je tremble

La fleur qu'il gardait à la bouche
Savez vous ce qu'elle cachait père
Un mal pur bordé de mouches
Je l'ai voilé de ma pitié
Mais ses yeux tenaient la promesse
Que je me suis faite à moi même
Je suis folle Je suis nouvelle
C'est vous mon père qui changez.

René Char (du recueil "Placard pour un chemin des écoliers")

samedi 7 avril 2012

Les Barbares - Bernard Lavilliers


                                                              

Les Barbares habitaient dans les angles tranchants
Des cités exilées au large des business
Ils rivaient leurs blousons d'étranges firmaments
Où luisaient la folie, la mort et la jeunesse
La nuit le haut fourneau mijotait ses dollars
La fumée ruisselait sur nos casques rouillés
Dans le vestiaire cradingue, cinq minutes volées
A la fumée, au feu, au bruit, au désespoir

{Refrain:}
Oh mon amour emporte-moi, emporte-moi loin de la zone
Vers des pays chagrins, vers des pays faciles,
Vers des pays dociles

Ils rêvaient de tropiques, des tropiques tropicaux
Pleins d'eau à trente degrés, pleins de forêts sanglantes
Ils rêvaient de corail, d'amour, de sable chaud
Épinal leur fourguait ses images en partance
Le fils du patron venait nous visiter
Au sortir du night-club avec de jolies femmes
Il nous regardait faire, essayait d'estimer
La montée de la courbe, la chaleur de la flamme

{au refrain}

Bourgeois adolescents aux mythes ouvriers
Militants acharnés de ce rêve qui bouge
Qui seraient un beau jour de gauche ou bien rangés
Tricolores et tranquilles, la zone c'était rouge
La noirceur des blousons nous faisait des étés
Sombres comme les fleurs de nos arbres acryliques
Nous déroulions nos chaînes essayant de décrocher
La montée de l'amour, de la paix, de la musique

{au refrain}

Quand le car avalait sa ration de six heures
De mains brûlées, de silicoses et de gros rouge
Nous rentrions vidés dans nos cuisines, seuls
Un sourire, un café, la douche, rien ne bouge
La radio tapinait à l'étage inférieur
On dormait dans l'enzyme et dans le cargo
Puis nos têtes plongeaient vers des mondes meilleurs
Nos mamans affairées voyaient baisser le jour

{au refrain}

Les barbares habitaient dans les angles tranchants
Des cités exilées au large des business
Ils rivaient leurs blousons d'étranges firmaments
Où luisaient la folie, la mort et la jeunesse

Oh mon amour emporte-moi, emporte-moi loin de la zone
Vers des pays chagrins, vers des pays faciles, vers des pays dociles

vendredi 6 avril 2012

Entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto à Rome le 21 novembre 1974.

 
Entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto pour le journal Panorama (en italien), à Rome, le 21 novembre 1974. Cet entretien a vraisemblablement eu lieu en français, a été traduit en italien, puis retraduit en français.



                          



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Question – Pr. Lacan, on entend de plus en plus souvent parler de la crise de la psychanalyse : on dit que Sigmund Freud est dépassé, la société moderne a découvert que sa doctrine ne suffit plus à comprendre l’homme ni à interpréter à fond son rapport avec l’environnement, avec le monde…
Lacan – Ce sont des histoires. D’abord : la crise, il n’y en a pas. Elle n’est pas là, la psychanalyse n’a pas du tout atteint ses limites, au contraire. Il y a encore beaucoup de choses à découvrir dans la pratique et dans la doctrine. En psychanalyse il n’y a pas de solution immédiate, mais seulement la longue, patiente recherche des pourquoi.
Deuxièmement : Freud. Comment peut-on le juger dépassé si nous ne l’avons pas entièrement compris ? Ce que nous savons c’est qu’il a fait connaître des choses tout à fait nouvelles que l’on n’avait jamais imaginées avant lui, des problèmes… de l’inconscient jusqu’à l’importance de la sexualité, de l’accès au symbolique à l’assujettissement aux lois du langage.
Sa doctrine a mis en question la vérité, une affaire qui regarde tout un chacun, personnellement. Rien à voir avec une crise. Je répète : on est loin des objectifs de Freud. C’est aussi parce que son nom a servi à couvrir beaucoup de choses qu’il y a eu des déviations, les épigones n’ont pas toujours fidèlement suivi le modèle, ça a créé la confusion.
Après sa mort, en 39, même certains de ses élèves ont prétendu faire la psychanalyse autrement, réduisant son enseignement à quelques petites formules banales : la technique comme rite, la pratique réduite au traitement du comportement et, comme visée, la réadaptation de l’individu à son environnement social. C’est-à-dire la négation de Freud, une psychanalyse arrangeante, de salon.
Il l’avait prévu. Il disait qu’il y a trois positions impossibles à soutenir, trois engagements impossibles, gouverner, éduquer et psychanalyser. Aujourd’hui peu importe qui a des responsabilités au gouvernement, et tout le monde se prétend éducateur. Quant aux psychanalystes, hélas, ils prospèrent comme les magiciens et les guérisseurs. Proposer aux gens de les aider signifie le succès assuré et la clientèle derrière la porte. La psychanalyse c’est autre chose.

Q. – Quoi exactement ?
L – Je la définis comme un symptôme, révélateur du malaise de la civilisation dans laquelle nous vivons. Ce n’est certes pas une philosophie, j’abhorre la philosophie, il y a bien longtemps qu’elle ne dit plus rien d’intéressant. Ce n’est même pas une foi, et ça ne me va pas de l’appeler science. Disons que c’est une pratique qui s’occupe de ce qui ne va pas, terriblement difficile parce qu’elle prétend introduire dans la vie quotidienne l’impossible et l’imaginaire. Jusqu’à maintenant, elle a obtenu certains résultats, mais elle n’a pas encore de règles et elle se prête à toutes sortes d’équivoques.
Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de quelque chose de tout à fait nouveau, que ce soit par rapport à la médecine, ou à la psychologie ou aux sciences affines. Elle est aussi très jeune. Freud est mort il y a à peine 35 ans. Son premier livre L’Interprétation des rêves a été publié en 1900, et avec très peu de succès. Je crois qu’il en a été vendu 300 exemplaires en quelques années. Il avait aussi très peu d’élèves, qui passaient pour des fous, et eux-mêmes n’étaient pas d’accord sur la façon de mettre en pratique et d’interpréter ce qu’ils avaient appris.

Q. – Qu’est-ce qui ne va pas aujourd’hui chez l’homme ?
L. – Il y a cette grande fatigue de vivre comme résultat de la course au progrès. On attend de la psychanalyse qu’elle découvre jusqu’où on peut aller en traînant cette fatigue, ce malaise de la vie.

Q. – Qu’est-ce qui pousse les gens à se faire psychanalyser ?
L. – La peur. Quand il lui arrive des choses, même des choses qu’il a voulues, qu’il ne comprend pas, l’homme a peur. Il souffre de ne pas comprendre et petit à petit il entre dans un état de panique, c’est la névrose. Dans la névrose hystérique le corps devient malade de la peur d’être malade, sans l’être en réalité. Dans la névrose obsessionnelle la peur met des choses bizarres dans la tête… pensées qu’on ne peut pas contrôler, phobies dans lesquelles formes et objets acquièrent des significations diverses et effrayantes.

Q. – Par exemple ?
L.Il arrive au névrosé de se sentir poussé par un besoin épouvantable d’aller vérifier des dizaines de fois si le robinet est vraiment fermé ou si telle chose est bien à sa place, tout en sachant avec certitude que le robinet est comme il doit être et que la chose est bien à sa place. Il n’y a pas de pilule qui guérisse cela. Tu dois découvrir pourquoi cela t’arrive et savoir ce que cela signifie.

Q. – Et le traitement ?
L. – Le névrosé est un malade qui se traite avec la parole, avant tout avec la sienne. Il doit parler, raconter, expliquer lui-même. Freud la définit ainsi : « assomption de la part du sujet de sa propre histoire, dans la mesure où elle est constituée par la parole adressée à un autre ».
La psychanalyse est le règne de la parole, il n’y a pas d’autre remède. Freud expliquait que l’inconscient, ce n’est pas tant profond mais plutôt qu’il est inaccessible à l’approfondissement conscient. Et il disait aussi que dans cet inconscient « ça parle » : un sujet dans le sujet, transcendant le sujet. La parole est la grande force de la psychanalyse.

Q. – Parole de qui ? du malade ou du psychanalyste ?
L. – En psychanalyse, les termes malade, médecin, médecine, ne sont pas exacts, ils ne sont pas utilisés. Même les formules passives qui sont utilisées habituellement ne sont pas justes. On dit « se faire psychanalyser ». C’est faux. Celui qui fait le vrai travail en analyse c’est celui qui parle, le sujet analysant, même s’il le fait sur le mode suggéré par l’analyste qui lui indique comment procéder et l’aide par des interventions. Des interprétations lui sont fournies qui semblent au premier abord donner sens à ce que l’analysant dit.
En réalité l’interprétation est plus subtile, elle tend à effacer le sens des choses dont le sujet souffre. Le but est de lui montrer à travers son propre récit que son symptôme, disons la maladie, n’est en relation avec rien, qu’il est dénué de tout sens. Même si en apparence il est réel, il n’existe pas.
Les voies par lesquelles cette action de la parole procède demandent une grande pratique et une patience infinie. La patience et la mesure sont les instruments de la psychanalyse. La technique consiste à savoir mesurer l’aide qu’on donne à l’analysant ; c’est pour ça que la psychanalyse est difficile.

Q. – Quand on parle de Jacques Lacan, on associe inévitablement ce nom à une formule : « le retour à Freud ». Qu’est-ce que cela signifie ?
L. – Exactement ce qui est dit. La psychanalyse c’est Freud. Si on veut faire de la psychanalyse, il faut se référer à Freud, à ses termes, à ses définitions, lus et interprétés dans leur sens littéral. J’ai fondé à Paris une école freudienne justement pour ça.
Ça fait 20 ans et plus que je vais en expliquant mon point de vue : le retour à Freud signifie simplement désencombrer le champ des déviations et des équivoques, des phénoménologies existentielles par exemple comme du formalisme institutionnel des sociétés psychanalytiques, en reprenant la lecture de son enseignement selon les principes définis et catalogués dans son travail. Relire Freud veut dire seulement relire Freud. Celui qui ne fait pas cela en psychanalyse utilise des formes abusives.

Q. – Mais Freud est difficile. Et Lacan dit-on le rend incompréhensible. On reproche à Lacan de parler, et surtout d’écrire, de telle façon que seuls quelques initiés puissent espérer comprendre.
L.Je le sais, j’ai la réputation d’être un obscur qui cache sa pensée dans des nuages de fumée. Je me demande pourquoi. À propos de l’analyse, je répète avec Freud qu’elle est « le jeu intersubjectif à travers lequel la vérité entre dans le réel ». C’est pas clair ? Mais la psychanalyse n’est pas une chose simple.
Mes livres sont réputés incompréhensibles. Mais par qui ? Je ne les ai pas écrits pour tous, pour qu’ils soient compris par tous. Au contraire, je ne me suis pas préoccupé un instant de complaire à quelques lecteurs. J’avais des choses à dire et je les ai dites. Il me suffit d’avoir un public qui lit, s’il ne comprend pas tant pis. Quant au nombre de lecteurs, j’ai eu plus de chance que Freud. Mes livres sont même trop lus, j’en suis étonné.
Je suis même convaincu que dans 10 ans au maximum, qui me lira me trouvera transparent comme un beau verre de bière. Peut-être qu’alors on dira : ce Lacan qu’il est banal !

Q. – Quelles sont les caractéristiques du lacanisme ?
L. – C’est un peu tôt pour le dire puisque le lacanisme n’existe pas encore. On en perçoit à peine l’odeur, comme un pressentiment.
Quoi qu’il en soit, Lacan est un monsieur qui pratique depuis 40 ans la psychanalyse et qui l’étudie depuis autant de temps. Je crois dans le structuralisme et dans la science du langage. J’ai écrit dans un de mes livres que « ce à quoi nous ramène la découverte de Freud est l’importance de l’ordre dans lequel nous sommes entrés, dans lequel nous sommes, si l’on peut dire, nés une seconde fois, sortant de l’état appelé justement infans, sans parole ».
L’ordre symbolique sur lequel Freud a fondé sa découverte est constitué par le langage, comme moment du discours universel concret. C’est le monde des paroles qui crée le monde des choses, initialement confuses dans le tout en devenir. Seuls les mots donnent un sens accompli à l’essence des choses. Sans les mots rien n’existerait. Que serait le plaisir sans l’intermédiaire de la parole ?
Mon idée est que Freud en énonçant dans ses premières œuvres (L’Interprétation des rêves, Au-delà du principe de plaisir, Totem et tabou) les lois de l’inconscient a formulé, en précurseur des temps, les théories avec lesquelles quelques années plus tard Ferdinand de Saussure a ouvert le chemin à la linguistique moderne.

Q. – Et la pensée pure ?
L. – Soumise, comme tout le reste, aux lois du langage, seuls les mots peuvent l’introduire et lui donner consistance. Sans le langage, l’humanité ne ferait pas un pas en avant dans les recherches sur la pensée. Ainsi la psychanalyse. Quelle que soit la fonction qu’on veuille lui attribuer, agent de guérison, de formation ou de sondage, il n’y a qu’un médium dont on se serve : la parole du patient. Et chaque mot demande réponse.

Q. – L’analyse comme dialogue donc ? Il y a des gens qui l’interprètent plutôt comme un succédané laïc de la confession…
L. – Mais quelle confession. Au psychanalyste on ne confesse rien du tout. On va lui dire simplement tout ce qui nous passe par la tête. Des mots précisément.
La découverte de la psychanalyse, c’est l’homme comme animal parlant. C’est à l’analyste de mettre en série les mots qu’il écoute et de leur donner un sens, une signification. Pour faire une bonne analyse, il faut un accord, une affinité entre l’analysant et l’analyste.
À travers les mots de l’un, l’autre cherche à se faire une idée de ce dont il s’agit, et à trouver au-delà du symptôme apparent le nœud difficile de la vérité. Une autre fonction de l’analyste est d’expliquer le sens des mots pour faire comprendre au patient ce qu’il peut attendre de l’analyse.

Q. – C’est un rapport d’une extrême confiance.
L. – Plutôt un échange. Dans lequel l’important est que l’un parle et l’autre écoute. Même en silence. L’analyste ne pose pas de question et n’a pas d’idée. Il donne seulement les réponses qu’il veut bien donner aux questions qui suscitent son bon vouloir. Mais en fin de compte l’analysant va toujours où l’analyste l’emmène.

Q. – C’est la cure. Et les possibilités de guérison ? Est-ce qu’on sort de la névrose ?
L. – La psychanalyse réussit quand elle débarrasse le champ aussi bien du symptôme que du réel, ainsi elle arrive à la vérité.

Q. – Est-ce qu’on peut expliquer ce concept d’une manière moins lacanienne ?
L. – J’appelle symptôme tout ce qui vient du réel. Et le réel c’est tout ce qui ne va pas, ce qui ne fonctionne pas, ce qui fait obstacle à la vie de l’homme et à l’affirmation de sa personnalité. Le réel revient toujours à la même place, on le trouve toujours là avec les mêmes manifestations. Les scientifiques ont une belle formule : qu’il n’y a rien d’impossible dans le réel. Il faut un sacré culot pour des affirmations de ce genre, ou bien comme je le soupçonne, l’ignorance totale de ce qu’on fait et de ce qu’on dit.
Le réel et l’impossible sont antithétiques ; ils ne peuvent aller ensemble. L’analyse pousse le sujet vers l’impossible, elle lui suggère de considérer le monde comme il est vraiment, c’est-à-dire imaginaire et sans aucun sens. Alors que le réel, comme un oiseau vorace, ne fait que se nourrir de choses sensées, d’actions qui ont un sens.
On entend toujours répéter qu’il faut donner un sens à ceci et à cela, à ses propres pensées, à ses propres aspirations, aux désirs, au sexe, à la vie. Mais de la vie nous ne savons rien de rien, comme s’essoufflent à l’expliquer les scientifiques.
Ma peur est que par leur faute, le réel, chose monstrueuse qui n’existe pas, finira par prendre le dessus. La science est en train de se substituer à la religion, avec autant de despotisme, d’obscurité et d’obscurantisme. Il y a un dieu atome, un dieu espace, etc. Si la science ou la religion l’emportent, la psychanalyse est finie.

Q. – Quel rapport y a-t-il aujourd’hui entre la science et la psychanalyse ?
L. – Pour moi l’unique science vraie, sérieuse, à suivre, c’est la science fiction. L’autre, celle qui est officielle, qui a ses autels dans les laboratoires avance à tâtons sans but et elle commence même à avoir peur de son ombre.
Il semble que soit arrivé aussi pour les scientifiques le moment de l’angoisse. Dans leurs laboratoires aseptisés, revêtus de leurs blouses amidonnées, ces vieux enfants qui jouent avec des choses inconnues, manipulant des appareils toujours plus compliqués, et inventant des formules toujours plus abstruses, commencent à se demander ce qui pourra survenir demain et ce que finiront par apporter ces recherches toujours nouvelles. Enfin, dirai-je, et si c’était trop tard ? On les appelle biologistes, physiciens, chimistes, pour moi ce sont des fous.
Seulement maintenant, alors qu’ils sont déjà en train de détruire l’univers, leur vient à l’esprit de se demander si par hasard ça ne pourrait pas être dangereux. Et si tout sautait ? Si les bactéries aussi amoureusement élevées dans les blancs laboratoires se transmutaient en ennemis mortels ? Si le monde était balayé par une horde de ces bactéries avec toute la chose merdeuse qui l’habite, à commencer par les scientifiques des laboratoires ?
Aux trois positions impossibles de Freud, gouverner, éduquer, psychanalyser, j’en ajouterais une quatrième : la science. À ceci près que eux, les scientifiques, ne savent pas qu’ils sont dans une position insoutenable.

Q. – C’est une vision assez pessimiste de ce qui communément se définit comme le progrès.
L. – Pas du tout, je ne suis pas pessimiste. Il n’arrivera rien. Pour la simple raison que l’homme est un bon à rien, même pas capable de se détruire. Une calamité totale promue par l’homme, personnellement je trouverais ça merveilleux. La preuve qu’il aurait finalement réussi à fabriquer quelque chose avec ses mains, avec sa tête, sans intervention divine ou naturelle ou autre.
Toutes ces belles bactéries bien nourries se baladant dans le monde, comme les sauterelles bibliques, signifieraient le triomphe de l’homme. Mais ça n’arrivera pas. La science a sa bonne crise de responsabilité. Tout rentrera dans l’ordre des choses, comme on dit. Je l’ai dit, le réel aura le dessus comme toujours, et nous serons foutus comme toujours.

Q. – Un autre des paradoxes de Jacques Lacan. On lui reproche non seulement la difficulté du langage et l’obscurité des concepts, les jeux de mots, les plaisanteries linguistiques, les calembours à la française, et précisément les paradoxes. Celui qui écoute ou qui lit a le droit de se sentir désorienté.
L. – Je ne plaisante pas du tout, je dis des choses très sérieuses. Sauf que j’utilise les mots comme les scientifiques, dont nous parlions plus haut, utilisent leurs alambics et leurs gadgets électroniques. Je cherche toujours à me reporter à l’expérience de la psychanalyse.

Q. – Vous dites : le réel n’existe pas. Mais l’homme moyen sait que le réel c’est le monde, tout ce qui l’entoure, ce qui se voit à l’œil nu, se touche, c’est…
L. – D’abord rejetons cet homme moyen qui, lui, pour commencer n’existe pas, c’est seulement une fiction statistique, il existe des individus et c’est tout. Quand j’entends parler de l’homme de la rue, de sondages, de phénomènes de masse ou de choses semblables, je pense à tous les patients que j’ai vu passer sur le divan de mon cabinet en quarante années d’écoute. Il n’y en a pas un qui soit de quelque façon semblable à l’autre, pas un avec les mêmes phobies, les mêmes angoisses, la même façon de raconter, la même peur de ne pas comprendre. L’homme moyen qui est-ce, moi, vous, mon concierge, le président de la République ?

Q. – Nous parlions du réel, du monde que nous tous voyons…
L. – Précisément. La différence entre le réel, à savoir ce qui ne va pas, et le symbolique et l’imaginaire, à savoir la vérité, c’est que le réel c’est le monde. Pour constater que le monde n’existe pas, qu’il n’est pas, il suffit de penser à toutes les choses banales qu’une infinité de gens stupides croient être le monde. Et j’invite les amis de Panorama, avant de m’accuser de paradoxe, à bien réfléchir sur ce qu’ils viennent de lire.

Q. – Toujours plus pessimiste on dirait…
L. – Ce n’est pas vrai. Je ne me range pas parmi les alarmistes ni parmi les angoissés. Gare si un psychanalyste n’a pas dépassé son stade de l’angoisse. C’est vrai, il y a autour de nous des choses horripilantes et dévorantes, comme la télévision, par quoi la plus grande partie d’entre nous se trouve régulièrement phagocytée. Mais c’est seulement parce que des gens se laissent phagocyter, qu’ils vont jusqu’à s’inventer un intérêt pour ce qu’ils voient.
Puis, il y a d’autres gadgets monstrueux aussi dévorants, les fusées qui vont sur la lune, les recherches au fond de la mer, etc., toutes choses qui dévorent, mais il n’y a pas de quoi en faire un drame. Je suis sûr que quand nous en aurons assez des fusées, de la télévision et de toutes leurs maudites recherches à vide, nous trouverons d’autres choses pour nous occuper. Il y a une reviviscence de la religion, non ? Et quel meilleur monstre dévorant que la religion, une foire continuelle, de quoi s’amuser pendant des siècles comme ça a déjà été démontré ?
Ma réponse à tout cela c’est que l’homme a toujours su s’adapter au mal. Le seul réel concevable auquel nous ayons accès est précisément celui-ci, il faudra s’en faire une raison. Donner un sens aux choses comme on disait. Autrement l’homme n’aurait pas d’angoisse. Freud ne serait pas devenu célèbre et moi je serais professeur de collège.

Q. – Les angoisses : sont-elles toujours de ce type ou bien y a-t-il des angoisses liées à certaines conditions sociales, à certaines étapes historiques, à certaines latitudes ?
L. – L’angoisse du scientifique qui a peur de ses propres découvertes peut sembler récente, mais que savons-nous de ce qui est arrivé à d’autres époques, des drames d’autres chercheurs ? L’angoisse de l’ouvrier rivé à la chaîne de montage comme à la rame d’une galère, c’est l’angoisse d’aujourd’hui. Ou plus simplement elle est liée aux définitions et aux mots d’aujourd’hui ?

Q. – Mais qu’est-ce que c’est l’angoisse pour la psychanalyse ?
L. – Quelque chose qui se situe à l’extérieur de notre corps, une peur, une peur de rien que le corps, esprit compris, puisse motiver. En somme, la peur de la peur. Beaucoup de ces peurs, beaucoup de ces angoisses, au niveau où nous les percevons, ont quelque chose à faire avec le sexe.
Freud disait que la sexualité, pour l’animal parlant qu’on appelle l’homme, est sans remède et sans espoir. Un des devoirs de l’analyste est de trouver dans les paroles du patient le nœud entre l’angoisse et le sexe, ce grand inconnu.

Q. – Maintenant qu’on met du sexe à toutes les sauces, sexe au cinéma, sexe au théâtre, à la télévision, dans les journaux, dans les chansons, à la plage, on entend dire que les gens sont moins angoissés concernant les problèmes liés à la sphère sexuelle. Les tabous sont tombés, dit-on, le sexe ne fait plus peur…
L. – La sexomanie galopante est seulement un phénomène publicitaire. La psychanalyse est une chose sérieuse qui regarde, je répète, un rapport strictement personnel entre deux individus : le sujet et l’analyste. Il n’existe pas de psychanalyse collective, comme il n’existe pas d’angoisses ou de névroses de masse.
Que le sexe soit mis à l’ordre du jour et exposé à tous les coins de rue, traité de la même façon que n’importe quel détersif dans les carrousels télévisés, ne constitue absolument pas une promesse d’un quelconque bénéfice. Je ne dis pas que ce soit mal. Certes, ça ne sert pas à soigner les angoisses et les problèmes singuliers. Ça fait partie de la mode, de cette fausse libéralisation qui nous est fournie comme un bien accordé d’en haut par la soi disant société permissive. Mais ça ne sert pas au niveau de la psychanalyse.