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vendredi 6 avril 2012

Entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto à Rome le 21 novembre 1974.

 
Entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto pour le journal Panorama (en italien), à Rome, le 21 novembre 1974. Cet entretien a vraisemblablement eu lieu en français, a été traduit en italien, puis retraduit en français.



                          



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Question – Pr. Lacan, on entend de plus en plus souvent parler de la crise de la psychanalyse : on dit que Sigmund Freud est dépassé, la société moderne a découvert que sa doctrine ne suffit plus à comprendre l’homme ni à interpréter à fond son rapport avec l’environnement, avec le monde…
Lacan – Ce sont des histoires. D’abord : la crise, il n’y en a pas. Elle n’est pas là, la psychanalyse n’a pas du tout atteint ses limites, au contraire. Il y a encore beaucoup de choses à découvrir dans la pratique et dans la doctrine. En psychanalyse il n’y a pas de solution immédiate, mais seulement la longue, patiente recherche des pourquoi.
Deuxièmement : Freud. Comment peut-on le juger dépassé si nous ne l’avons pas entièrement compris ? Ce que nous savons c’est qu’il a fait connaître des choses tout à fait nouvelles que l’on n’avait jamais imaginées avant lui, des problèmes… de l’inconscient jusqu’à l’importance de la sexualité, de l’accès au symbolique à l’assujettissement aux lois du langage.
Sa doctrine a mis en question la vérité, une affaire qui regarde tout un chacun, personnellement. Rien à voir avec une crise. Je répète : on est loin des objectifs de Freud. C’est aussi parce que son nom a servi à couvrir beaucoup de choses qu’il y a eu des déviations, les épigones n’ont pas toujours fidèlement suivi le modèle, ça a créé la confusion.
Après sa mort, en 39, même certains de ses élèves ont prétendu faire la psychanalyse autrement, réduisant son enseignement à quelques petites formules banales : la technique comme rite, la pratique réduite au traitement du comportement et, comme visée, la réadaptation de l’individu à son environnement social. C’est-à-dire la négation de Freud, une psychanalyse arrangeante, de salon.
Il l’avait prévu. Il disait qu’il y a trois positions impossibles à soutenir, trois engagements impossibles, gouverner, éduquer et psychanalyser. Aujourd’hui peu importe qui a des responsabilités au gouvernement, et tout le monde se prétend éducateur. Quant aux psychanalystes, hélas, ils prospèrent comme les magiciens et les guérisseurs. Proposer aux gens de les aider signifie le succès assuré et la clientèle derrière la porte. La psychanalyse c’est autre chose.

Q. – Quoi exactement ?
L – Je la définis comme un symptôme, révélateur du malaise de la civilisation dans laquelle nous vivons. Ce n’est certes pas une philosophie, j’abhorre la philosophie, il y a bien longtemps qu’elle ne dit plus rien d’intéressant. Ce n’est même pas une foi, et ça ne me va pas de l’appeler science. Disons que c’est une pratique qui s’occupe de ce qui ne va pas, terriblement difficile parce qu’elle prétend introduire dans la vie quotidienne l’impossible et l’imaginaire. Jusqu’à maintenant, elle a obtenu certains résultats, mais elle n’a pas encore de règles et elle se prête à toutes sortes d’équivoques.
Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de quelque chose de tout à fait nouveau, que ce soit par rapport à la médecine, ou à la psychologie ou aux sciences affines. Elle est aussi très jeune. Freud est mort il y a à peine 35 ans. Son premier livre L’Interprétation des rêves a été publié en 1900, et avec très peu de succès. Je crois qu’il en a été vendu 300 exemplaires en quelques années. Il avait aussi très peu d’élèves, qui passaient pour des fous, et eux-mêmes n’étaient pas d’accord sur la façon de mettre en pratique et d’interpréter ce qu’ils avaient appris.

Q. – Qu’est-ce qui ne va pas aujourd’hui chez l’homme ?
L. – Il y a cette grande fatigue de vivre comme résultat de la course au progrès. On attend de la psychanalyse qu’elle découvre jusqu’où on peut aller en traînant cette fatigue, ce malaise de la vie.

Q. – Qu’est-ce qui pousse les gens à se faire psychanalyser ?
L. – La peur. Quand il lui arrive des choses, même des choses qu’il a voulues, qu’il ne comprend pas, l’homme a peur. Il souffre de ne pas comprendre et petit à petit il entre dans un état de panique, c’est la névrose. Dans la névrose hystérique le corps devient malade de la peur d’être malade, sans l’être en réalité. Dans la névrose obsessionnelle la peur met des choses bizarres dans la tête… pensées qu’on ne peut pas contrôler, phobies dans lesquelles formes et objets acquièrent des significations diverses et effrayantes.

Q. – Par exemple ?
L.Il arrive au névrosé de se sentir poussé par un besoin épouvantable d’aller vérifier des dizaines de fois si le robinet est vraiment fermé ou si telle chose est bien à sa place, tout en sachant avec certitude que le robinet est comme il doit être et que la chose est bien à sa place. Il n’y a pas de pilule qui guérisse cela. Tu dois découvrir pourquoi cela t’arrive et savoir ce que cela signifie.

Q. – Et le traitement ?
L. – Le névrosé est un malade qui se traite avec la parole, avant tout avec la sienne. Il doit parler, raconter, expliquer lui-même. Freud la définit ainsi : « assomption de la part du sujet de sa propre histoire, dans la mesure où elle est constituée par la parole adressée à un autre ».
La psychanalyse est le règne de la parole, il n’y a pas d’autre remède. Freud expliquait que l’inconscient, ce n’est pas tant profond mais plutôt qu’il est inaccessible à l’approfondissement conscient. Et il disait aussi que dans cet inconscient « ça parle » : un sujet dans le sujet, transcendant le sujet. La parole est la grande force de la psychanalyse.

Q. – Parole de qui ? du malade ou du psychanalyste ?
L. – En psychanalyse, les termes malade, médecin, médecine, ne sont pas exacts, ils ne sont pas utilisés. Même les formules passives qui sont utilisées habituellement ne sont pas justes. On dit « se faire psychanalyser ». C’est faux. Celui qui fait le vrai travail en analyse c’est celui qui parle, le sujet analysant, même s’il le fait sur le mode suggéré par l’analyste qui lui indique comment procéder et l’aide par des interventions. Des interprétations lui sont fournies qui semblent au premier abord donner sens à ce que l’analysant dit.
En réalité l’interprétation est plus subtile, elle tend à effacer le sens des choses dont le sujet souffre. Le but est de lui montrer à travers son propre récit que son symptôme, disons la maladie, n’est en relation avec rien, qu’il est dénué de tout sens. Même si en apparence il est réel, il n’existe pas.
Les voies par lesquelles cette action de la parole procède demandent une grande pratique et une patience infinie. La patience et la mesure sont les instruments de la psychanalyse. La technique consiste à savoir mesurer l’aide qu’on donne à l’analysant ; c’est pour ça que la psychanalyse est difficile.

Q. – Quand on parle de Jacques Lacan, on associe inévitablement ce nom à une formule : « le retour à Freud ». Qu’est-ce que cela signifie ?
L. – Exactement ce qui est dit. La psychanalyse c’est Freud. Si on veut faire de la psychanalyse, il faut se référer à Freud, à ses termes, à ses définitions, lus et interprétés dans leur sens littéral. J’ai fondé à Paris une école freudienne justement pour ça.
Ça fait 20 ans et plus que je vais en expliquant mon point de vue : le retour à Freud signifie simplement désencombrer le champ des déviations et des équivoques, des phénoménologies existentielles par exemple comme du formalisme institutionnel des sociétés psychanalytiques, en reprenant la lecture de son enseignement selon les principes définis et catalogués dans son travail. Relire Freud veut dire seulement relire Freud. Celui qui ne fait pas cela en psychanalyse utilise des formes abusives.

Q. – Mais Freud est difficile. Et Lacan dit-on le rend incompréhensible. On reproche à Lacan de parler, et surtout d’écrire, de telle façon que seuls quelques initiés puissent espérer comprendre.
L.Je le sais, j’ai la réputation d’être un obscur qui cache sa pensée dans des nuages de fumée. Je me demande pourquoi. À propos de l’analyse, je répète avec Freud qu’elle est « le jeu intersubjectif à travers lequel la vérité entre dans le réel ». C’est pas clair ? Mais la psychanalyse n’est pas une chose simple.
Mes livres sont réputés incompréhensibles. Mais par qui ? Je ne les ai pas écrits pour tous, pour qu’ils soient compris par tous. Au contraire, je ne me suis pas préoccupé un instant de complaire à quelques lecteurs. J’avais des choses à dire et je les ai dites. Il me suffit d’avoir un public qui lit, s’il ne comprend pas tant pis. Quant au nombre de lecteurs, j’ai eu plus de chance que Freud. Mes livres sont même trop lus, j’en suis étonné.
Je suis même convaincu que dans 10 ans au maximum, qui me lira me trouvera transparent comme un beau verre de bière. Peut-être qu’alors on dira : ce Lacan qu’il est banal !

Q. – Quelles sont les caractéristiques du lacanisme ?
L. – C’est un peu tôt pour le dire puisque le lacanisme n’existe pas encore. On en perçoit à peine l’odeur, comme un pressentiment.
Quoi qu’il en soit, Lacan est un monsieur qui pratique depuis 40 ans la psychanalyse et qui l’étudie depuis autant de temps. Je crois dans le structuralisme et dans la science du langage. J’ai écrit dans un de mes livres que « ce à quoi nous ramène la découverte de Freud est l’importance de l’ordre dans lequel nous sommes entrés, dans lequel nous sommes, si l’on peut dire, nés une seconde fois, sortant de l’état appelé justement infans, sans parole ».
L’ordre symbolique sur lequel Freud a fondé sa découverte est constitué par le langage, comme moment du discours universel concret. C’est le monde des paroles qui crée le monde des choses, initialement confuses dans le tout en devenir. Seuls les mots donnent un sens accompli à l’essence des choses. Sans les mots rien n’existerait. Que serait le plaisir sans l’intermédiaire de la parole ?
Mon idée est que Freud en énonçant dans ses premières œuvres (L’Interprétation des rêves, Au-delà du principe de plaisir, Totem et tabou) les lois de l’inconscient a formulé, en précurseur des temps, les théories avec lesquelles quelques années plus tard Ferdinand de Saussure a ouvert le chemin à la linguistique moderne.

Q. – Et la pensée pure ?
L. – Soumise, comme tout le reste, aux lois du langage, seuls les mots peuvent l’introduire et lui donner consistance. Sans le langage, l’humanité ne ferait pas un pas en avant dans les recherches sur la pensée. Ainsi la psychanalyse. Quelle que soit la fonction qu’on veuille lui attribuer, agent de guérison, de formation ou de sondage, il n’y a qu’un médium dont on se serve : la parole du patient. Et chaque mot demande réponse.

Q. – L’analyse comme dialogue donc ? Il y a des gens qui l’interprètent plutôt comme un succédané laïc de la confession…
L. – Mais quelle confession. Au psychanalyste on ne confesse rien du tout. On va lui dire simplement tout ce qui nous passe par la tête. Des mots précisément.
La découverte de la psychanalyse, c’est l’homme comme animal parlant. C’est à l’analyste de mettre en série les mots qu’il écoute et de leur donner un sens, une signification. Pour faire une bonne analyse, il faut un accord, une affinité entre l’analysant et l’analyste.
À travers les mots de l’un, l’autre cherche à se faire une idée de ce dont il s’agit, et à trouver au-delà du symptôme apparent le nœud difficile de la vérité. Une autre fonction de l’analyste est d’expliquer le sens des mots pour faire comprendre au patient ce qu’il peut attendre de l’analyse.

Q. – C’est un rapport d’une extrême confiance.
L. – Plutôt un échange. Dans lequel l’important est que l’un parle et l’autre écoute. Même en silence. L’analyste ne pose pas de question et n’a pas d’idée. Il donne seulement les réponses qu’il veut bien donner aux questions qui suscitent son bon vouloir. Mais en fin de compte l’analysant va toujours où l’analyste l’emmène.

Q. – C’est la cure. Et les possibilités de guérison ? Est-ce qu’on sort de la névrose ?
L. – La psychanalyse réussit quand elle débarrasse le champ aussi bien du symptôme que du réel, ainsi elle arrive à la vérité.

Q. – Est-ce qu’on peut expliquer ce concept d’une manière moins lacanienne ?
L. – J’appelle symptôme tout ce qui vient du réel. Et le réel c’est tout ce qui ne va pas, ce qui ne fonctionne pas, ce qui fait obstacle à la vie de l’homme et à l’affirmation de sa personnalité. Le réel revient toujours à la même place, on le trouve toujours là avec les mêmes manifestations. Les scientifiques ont une belle formule : qu’il n’y a rien d’impossible dans le réel. Il faut un sacré culot pour des affirmations de ce genre, ou bien comme je le soupçonne, l’ignorance totale de ce qu’on fait et de ce qu’on dit.
Le réel et l’impossible sont antithétiques ; ils ne peuvent aller ensemble. L’analyse pousse le sujet vers l’impossible, elle lui suggère de considérer le monde comme il est vraiment, c’est-à-dire imaginaire et sans aucun sens. Alors que le réel, comme un oiseau vorace, ne fait que se nourrir de choses sensées, d’actions qui ont un sens.
On entend toujours répéter qu’il faut donner un sens à ceci et à cela, à ses propres pensées, à ses propres aspirations, aux désirs, au sexe, à la vie. Mais de la vie nous ne savons rien de rien, comme s’essoufflent à l’expliquer les scientifiques.
Ma peur est que par leur faute, le réel, chose monstrueuse qui n’existe pas, finira par prendre le dessus. La science est en train de se substituer à la religion, avec autant de despotisme, d’obscurité et d’obscurantisme. Il y a un dieu atome, un dieu espace, etc. Si la science ou la religion l’emportent, la psychanalyse est finie.

Q. – Quel rapport y a-t-il aujourd’hui entre la science et la psychanalyse ?
L. – Pour moi l’unique science vraie, sérieuse, à suivre, c’est la science fiction. L’autre, celle qui est officielle, qui a ses autels dans les laboratoires avance à tâtons sans but et elle commence même à avoir peur de son ombre.
Il semble que soit arrivé aussi pour les scientifiques le moment de l’angoisse. Dans leurs laboratoires aseptisés, revêtus de leurs blouses amidonnées, ces vieux enfants qui jouent avec des choses inconnues, manipulant des appareils toujours plus compliqués, et inventant des formules toujours plus abstruses, commencent à se demander ce qui pourra survenir demain et ce que finiront par apporter ces recherches toujours nouvelles. Enfin, dirai-je, et si c’était trop tard ? On les appelle biologistes, physiciens, chimistes, pour moi ce sont des fous.
Seulement maintenant, alors qu’ils sont déjà en train de détruire l’univers, leur vient à l’esprit de se demander si par hasard ça ne pourrait pas être dangereux. Et si tout sautait ? Si les bactéries aussi amoureusement élevées dans les blancs laboratoires se transmutaient en ennemis mortels ? Si le monde était balayé par une horde de ces bactéries avec toute la chose merdeuse qui l’habite, à commencer par les scientifiques des laboratoires ?
Aux trois positions impossibles de Freud, gouverner, éduquer, psychanalyser, j’en ajouterais une quatrième : la science. À ceci près que eux, les scientifiques, ne savent pas qu’ils sont dans une position insoutenable.

Q. – C’est une vision assez pessimiste de ce qui communément se définit comme le progrès.
L. – Pas du tout, je ne suis pas pessimiste. Il n’arrivera rien. Pour la simple raison que l’homme est un bon à rien, même pas capable de se détruire. Une calamité totale promue par l’homme, personnellement je trouverais ça merveilleux. La preuve qu’il aurait finalement réussi à fabriquer quelque chose avec ses mains, avec sa tête, sans intervention divine ou naturelle ou autre.
Toutes ces belles bactéries bien nourries se baladant dans le monde, comme les sauterelles bibliques, signifieraient le triomphe de l’homme. Mais ça n’arrivera pas. La science a sa bonne crise de responsabilité. Tout rentrera dans l’ordre des choses, comme on dit. Je l’ai dit, le réel aura le dessus comme toujours, et nous serons foutus comme toujours.

Q. – Un autre des paradoxes de Jacques Lacan. On lui reproche non seulement la difficulté du langage et l’obscurité des concepts, les jeux de mots, les plaisanteries linguistiques, les calembours à la française, et précisément les paradoxes. Celui qui écoute ou qui lit a le droit de se sentir désorienté.
L. – Je ne plaisante pas du tout, je dis des choses très sérieuses. Sauf que j’utilise les mots comme les scientifiques, dont nous parlions plus haut, utilisent leurs alambics et leurs gadgets électroniques. Je cherche toujours à me reporter à l’expérience de la psychanalyse.

Q. – Vous dites : le réel n’existe pas. Mais l’homme moyen sait que le réel c’est le monde, tout ce qui l’entoure, ce qui se voit à l’œil nu, se touche, c’est…
L. – D’abord rejetons cet homme moyen qui, lui, pour commencer n’existe pas, c’est seulement une fiction statistique, il existe des individus et c’est tout. Quand j’entends parler de l’homme de la rue, de sondages, de phénomènes de masse ou de choses semblables, je pense à tous les patients que j’ai vu passer sur le divan de mon cabinet en quarante années d’écoute. Il n’y en a pas un qui soit de quelque façon semblable à l’autre, pas un avec les mêmes phobies, les mêmes angoisses, la même façon de raconter, la même peur de ne pas comprendre. L’homme moyen qui est-ce, moi, vous, mon concierge, le président de la République ?

Q. – Nous parlions du réel, du monde que nous tous voyons…
L. – Précisément. La différence entre le réel, à savoir ce qui ne va pas, et le symbolique et l’imaginaire, à savoir la vérité, c’est que le réel c’est le monde. Pour constater que le monde n’existe pas, qu’il n’est pas, il suffit de penser à toutes les choses banales qu’une infinité de gens stupides croient être le monde. Et j’invite les amis de Panorama, avant de m’accuser de paradoxe, à bien réfléchir sur ce qu’ils viennent de lire.

Q. – Toujours plus pessimiste on dirait…
L. – Ce n’est pas vrai. Je ne me range pas parmi les alarmistes ni parmi les angoissés. Gare si un psychanalyste n’a pas dépassé son stade de l’angoisse. C’est vrai, il y a autour de nous des choses horripilantes et dévorantes, comme la télévision, par quoi la plus grande partie d’entre nous se trouve régulièrement phagocytée. Mais c’est seulement parce que des gens se laissent phagocyter, qu’ils vont jusqu’à s’inventer un intérêt pour ce qu’ils voient.
Puis, il y a d’autres gadgets monstrueux aussi dévorants, les fusées qui vont sur la lune, les recherches au fond de la mer, etc., toutes choses qui dévorent, mais il n’y a pas de quoi en faire un drame. Je suis sûr que quand nous en aurons assez des fusées, de la télévision et de toutes leurs maudites recherches à vide, nous trouverons d’autres choses pour nous occuper. Il y a une reviviscence de la religion, non ? Et quel meilleur monstre dévorant que la religion, une foire continuelle, de quoi s’amuser pendant des siècles comme ça a déjà été démontré ?
Ma réponse à tout cela c’est que l’homme a toujours su s’adapter au mal. Le seul réel concevable auquel nous ayons accès est précisément celui-ci, il faudra s’en faire une raison. Donner un sens aux choses comme on disait. Autrement l’homme n’aurait pas d’angoisse. Freud ne serait pas devenu célèbre et moi je serais professeur de collège.

Q. – Les angoisses : sont-elles toujours de ce type ou bien y a-t-il des angoisses liées à certaines conditions sociales, à certaines étapes historiques, à certaines latitudes ?
L. – L’angoisse du scientifique qui a peur de ses propres découvertes peut sembler récente, mais que savons-nous de ce qui est arrivé à d’autres époques, des drames d’autres chercheurs ? L’angoisse de l’ouvrier rivé à la chaîne de montage comme à la rame d’une galère, c’est l’angoisse d’aujourd’hui. Ou plus simplement elle est liée aux définitions et aux mots d’aujourd’hui ?

Q. – Mais qu’est-ce que c’est l’angoisse pour la psychanalyse ?
L. – Quelque chose qui se situe à l’extérieur de notre corps, une peur, une peur de rien que le corps, esprit compris, puisse motiver. En somme, la peur de la peur. Beaucoup de ces peurs, beaucoup de ces angoisses, au niveau où nous les percevons, ont quelque chose à faire avec le sexe.
Freud disait que la sexualité, pour l’animal parlant qu’on appelle l’homme, est sans remède et sans espoir. Un des devoirs de l’analyste est de trouver dans les paroles du patient le nœud entre l’angoisse et le sexe, ce grand inconnu.

Q. – Maintenant qu’on met du sexe à toutes les sauces, sexe au cinéma, sexe au théâtre, à la télévision, dans les journaux, dans les chansons, à la plage, on entend dire que les gens sont moins angoissés concernant les problèmes liés à la sphère sexuelle. Les tabous sont tombés, dit-on, le sexe ne fait plus peur…
L. – La sexomanie galopante est seulement un phénomène publicitaire. La psychanalyse est une chose sérieuse qui regarde, je répète, un rapport strictement personnel entre deux individus : le sujet et l’analyste. Il n’existe pas de psychanalyse collective, comme il n’existe pas d’angoisses ou de névroses de masse.
Que le sexe soit mis à l’ordre du jour et exposé à tous les coins de rue, traité de la même façon que n’importe quel détersif dans les carrousels télévisés, ne constitue absolument pas une promesse d’un quelconque bénéfice. Je ne dis pas que ce soit mal. Certes, ça ne sert pas à soigner les angoisses et les problèmes singuliers. Ça fait partie de la mode, de cette fausse libéralisation qui nous est fournie comme un bien accordé d’en haut par la soi disant société permissive. Mais ça ne sert pas au niveau de la psychanalyse.

jeudi 29 mars 2012

MAIS POURQUOI L’ESPAGNOL PARLE-T-IL SI FORT ? de LEÓN FELIPE

Ce ton si élevé de l’espagnol est un défaut, un vieux défaut déjà, de race. Vieux et incurable. C’est une maladie chronique.
Nous, les Espagnols, nous avons la gorge irritée, la gorge à vif. Nous parlons à cri blessé et nous sommes désaccordés pour toujours, pour toujours parce que trois fois, trois fois, trois fois nous avons dû nous égosiller dans l’histoire jusqu’à nous déchirer le larynx.
La première fois, c’est quand nous avons découvert ce continent et qu’il a fallu que nous criions sans aucune mesure : Terre ! Terre ! Terre ! Il fallait crier ce mot pour qu’il résonne plus que la mer et qu’il arrive aux oreilles des hommes qui étaient restés sur l’autre rive. Nous venions de découvrir un nouveau monde, un monde ayant d’autres dimensions auquel, cinq siècles plus tard, dans le grand naufrage de l’Europe, devait s’accrocher l’espérance de l’homme. Il y avait des motifs pour parler fort ! Il y avait des motifs pour crier !

La deuxième fois c’est quand est arrivé dans le monde, grotesquement vêtu avec une lance brisée et une visière de papier, ce fantôme saugrenu de la Manche, lançant au vent démesurément ce mot de lumière oublié par les hommes : justice ! justice ! justice ! Il y avait aussi des motifs pour crier ! Il y avait aussi des motifs pour parler fort !

L’autre cri est plus récent. Moi, j’ai fait partie du chœur. J’ai encore la voix sombre de l’enrouement.
C’est celui que nous avons crié sur la colline de Madrid, en 1936, pour prévenir le troupeau, pour inciter les bergers à la révolte, pour réveiller le monde : Eh ! Au loup ! Au loup ! Au loup !

Celui qui a dit terre et celui qui a dit justice, c’est le même Espagnol qui criait il y a six mois seulement, de la colline de Madrid, aux pasteurs : Eh ! Au loup !

Personne ne l’a entendu. Les vieux maîtres bergers du monde qui écrivent l’histoire selon leur caprice, ont fermé tous les volets, ils ont fait les sourds, ils se sont bouchés les oreilles avec du ciment et maintenant encore ils ne font que demander comme des pédants : Mais pourquoi l’Espagnol parle-t-il si fort ?

Cependant, l’Espagnol ne parle pas fort. Je l’ai déjà dit. Je le répéterai de nouveau: l’Espagnol parle au niveau exact de l’homme et celui qui pense qu’il parle trop fort c’est parce qu’il écoute du fond d’un puits.

León Felipe  
Espagne - 1884
 Traduction Claire Deloupy


                                       Apparences
                                                  Miguel Oscar Menassa

mercredi 14 mars 2012

"Le temps du tango" - Léo Ferré et Jean-Roger Caussimon -

           
Le temps du tango
Moi je suis du temps du tango
Où mêm' les durs étaient dingos
De cett' fleur du guinche exotique
Ils y paumaient leur énergie
Car abuser d'la nostalgie
C'est comm' l'opium, ça intoxique
Costume clair et chemis' blanche
Dans le sous-sol du Mikado
J'en ai passé des beaux dimanches
Des bell's venaient en avalanche
Et vous offraient comme un cadeau
Rondeurs du sein et de la hanche
Pour qu'on leur fass' danser l'tango !

Ces môm's-là, faut pas vous tromper
C'était d'la bell' petit' poupée
Mais pas des fill's, ni des mondaines
Et dam', quand on a travaillé
Six jours entiers, on peut s'payer
D'un coeur léger, un' fin d'semaine
Si par hasard et sans manières
Le coup d'béguin venait bientôt
Ell's se donnaient, c'était sincère
Ah ! c'que les femmes ont pu me plaire
Et c'que j'ai plu ! J'étais si beau !
Faudrait pouvoir fair' marche arrière
Comme on l'fait pour danser l'tango !

Des tangos, y'en avait des tas
Mais moi j'préférais " Violetta "
C'est si joli quand on le chante
Surtout quand la boul' de cristal
Balance aux quatre coins du bal
Tout un manèg' d'étoil's filantes
Alors, c'était plus Valentine
C'était plus Loulou, ni Margot
Dont je serrais la taille fine
C'était la rein' de l'Argentine
Et moi j'étais son hidalgo
Œil de velours et main câline
Ah ! c'que j'aimais danser l'tango !

Mais doucement passent les jours
Adieu, la jeunesse et l'amour
Les petit's mômes et les " je t'aime "
On laiss' la place et c'est normal
Chacun son tour d'aller au bal
Faut pas qu'ça soit toujours aux mêmes
Le cœur, ça se dit : corazon
En espagnol dans les tangos
Et dans mon cœur, ce mot résonne
Et sur le boul'vard, en automne
En passant près du Mikado
Je n'm'arrêt' plus, mais je fredonne
C'était bath, le temps du tango !                           
 

dimanche 4 mars 2012

Gabriel García Márquez - Discurso de aceptación del Premio Nobel 1982

La soledad de América Latina
Discurso de aceptación del Premio Nobel 1982
Gabriel García Márquez


                                                           

Antonio Pigafetta, un navegante florentino que acompañó a Magallanes en el primer viaje alrededor del mundo, escribió a su paso por nuestra América meridional una crónica rigurosa que sin embargo parece una aventura de la imaginación. Contó que había visto cerdos con el ombligo en el lomo, y unos pájaros sin patas cuyas hembras empollaban en las espaldas del macho, y otros como alcatraces sin lengua cuyos picos parecían una cuchara. Contó que había visto un engendro animal con cabeza y orejas de mula, cuerpo de camello, patas de ciervo y relincho de caballo. Contó que al primer nativo que encontraron en la Patagonia le pusieron enfrente un espejo, y que aquel gigante enardecido perdió el uso de la razón por el pavor de su propia imagen. 
 
Este libro breve y fascinante, en el cual ya se vislumbran los gérmenes de nuestras novelas de hoy, no es ni mucho menos el testimonios más asombroso de nuestra realidad de aquellos tiempos. Los Cronistas de Indias nos legaron otros incontables. Eldorado, nuestro país ilusorio tan codiciado, figuró en mapas numerosos durante largos años, cambiando de lugar y de forma según la fantasía de los cartógrafos. En busca de la fuente de la Eterna Juventud, el mítico Alvar Núñez Cabeza de Vaca exploró durante ocho años el norte de México, en una expedición venática cuyos miembros se comieron unos a otros y sólo llegaron cinco de los 600 que la emprendieron. Uno de los tantos misterios que nunca fueron descifrados, es el de las once mil mulas cargadas con cien libras de oro cada una, que un día salieron del Cuzco para pagar el rescate de Atahualpa y nunca llegaron a su destino. Más tarde, durante la colonia, se vendían en Cartagena de Indias unas gallinas criadas en tierras de aluvión, en cuyas mollejas se encontraban piedrecitas de oro. Este delirio áureo de nuestros fundadores nos persiguió hasta hace poco tiempo. Apenas en el siglo pasado la misión alemana de estudiar la construcción de un ferrocarril interoceánico en el istmo de Panamá, concluyó que el proyecto era viable con la condición de que los rieles no se hicieran de hierro, que era un metal escaso en la región, sino que se hicieran de oro. 
 
La independencia del dominio español no nos puso a salvo de la demencia. El general Antonio López de Santana, que fue tres veces dictador de México, hizo enterrar con funerales magníficos la pierna derecha que había perdido en la llamada Guerra de los Pasteles. El general García Moreno gobernó al Ecuador durante 16 años como un monarca absoluto, y su cadáver fue velado con su uniforme de gala y su coraza de condecoraciones sentado en la silla presidencial. El general Maximiliano Hernández Martínez, el déspota teósofo de El Salvador que hizo exterminar en una matanza bárbara a 30 mil campesinos, había inventado un péndulo para averiguar si los alimentos estaban envenenados, e hizo cubrir con papel rojo el alumbrado público para combatir una epidemia de escarlatina. El monumento al general Francisco Morazán, erigido en la plaza mayor de Tegucigalpa, es en realidad una estatua del mariscal Ney comprada en París en un depósito de esculturas usadas. 
 
Hace once años, uno de los poetas insignes de nuestro tiempo, el chileno Pablo Neruda, iluminó este ámbito con su palabra. En las buenas conciencias de Europa, y a veces también en las malas, han irrumpido desde entonces con más ímpetus que nunca las noticias fantasmales de la América Latina, esa patria inmensa de hombres alucinados y mujeres históricas, cuya terquedad sin fin se confunde con la leyenda. No hemos tenido un instante de sosiego. Un presidente prometeico atrincherado en su palacio en llamas murió peleando solo contra todo un ejército, y dos desastres aéreos sospechosos y nunca esclarecidos segaron la vida de otro de corazón generoso, y la de un militar demócrata que había restaurado la dignidad de su pueblo. En este lapso ha habido 5 guerras y 17 golpes de estado, y surgió un dictador luciferino que en el nombre de Dios lleva a cabo el primer etnocidio de América Latina en nuestro tiempo. Mientras tanto 20 millones de niños latinoamericanos morían antes de cumplir dos años, que son más de cuantos han nacido en Europa occidental desde 1970. Los desaparecidos por motivos de la represión son casi los 120 mil, que es como si hoy no se supiera dónde están todos los habitantes de la ciudad de Upsala. Numerosas mujeres arrestadas encintas dieron a luz en cárceles argentinas, pero aún se ignora el paradero y la identidad de sus hijos, que fueron dados en adopción clandestina o internados en orfanatos por las autoridades militares. Por no querer que las cosas siguieran así han muerto cerca de 200 mil mujeres y hombres en todo el continente, y más de 100 mil perecieron en tres pequeños y voluntariosos países de la América Central, Nicaragua, El Salvador y Guatemala. Si esto fuera en los Estados Unidos, la cifra proporcional sería de un millón 600 mil muertes violentas en cuatro años. 
 
De Chile, país de tradiciones hospitalarias, ha huido un millón de personas: el 10 por ciento de su población. El Uruguay, una nación minúscula de dos y medio millones de habitantes que se consideraba como el país más civilizado del continente, ha perdido en el destierro a uno de cada cinco ciudadanos. La guerra civil en El Salvador ha causado desde 1979 casi un refugiado cada 20 minutos. El país que se pudiera hacer con todos los exiliados y emigrados forzosos de América latina, tendría una población más numerosa que Noruega. 
 
Me atrevo a pensar que es esta realidad descomunal, y no sólo su expresión literaria, la que este año ha merecido la atención de la Academia Sueca de la Letras. Una realidad que no es la del papel, sino que vive con nosotros y determina cada instante de nuestras incontables muertes cotidianas, y que sustenta un manantial de creación insaciable, pleno de desdicha y de belleza, del cual éste colombiano errante y nostálgico no es más que una cifra más señalada por la suerte. Poetas y mendigos, músicos y profetas, guerreros y malandrines, todas las criaturas de aquella realidad desaforada hemos tenido que pedirle muy poco a la imaginación, porque el desafío mayor para nosotros ha sido la insuficiencia de los recursos convencionales para hacer creíble nuestra vida. Este es, amigos,

                                                       


Este es, amigos, el nudo de nuestra soledad. 
 
Pues si estas dificultades nos entorpecen a nosotros, que somos de su esencia, no es difícil entender que los talentos racionales de este lado del mundo, extasiados en la contemplación de sus propias culturas, se hayan quedado sin un método válido para interpretarnos. Es comprensible que insistan en medirnos con la misma vara con que se miden a sí mismos, sin recordar que los estragos de la vida no son iguales para todos, y que la búsqueda de la identidad propia es tan ardua y sangrienta para nosotros como lo fue para ellos. La interpretación de nuestra realidad con esquemas ajenos sólo contribuye a hacernos cada vez más desconocidos, cada vez menos libres, cada vez más solitarios. Tal vez la Europa venerable sería más comprensiva si tratara de vernos en su propio pasado. Si recordara que Londres necesitó 300 años para construir su primera muralla y otros 300 para tener un obispo, que Roma se debatió en las tinieblas de incertidumbre durante 20 siglos antes de que un rey etrusco la implantara en la historia, y que aún en el siglo XVI los pacíficos suizos de hoy, que nos deleitan con sus quesos mansos y sus relojes impávidos, ensangrentaron a Europa con soldados de fortuna. Aún en el apogeo del Renacimiento, 12 mil lansquenetes a sueldo de los ejércitos imperiales saquearon y devastaron a Roma, y pasaron a cuchillo a ocho mil de sus habitantes. 
 
No pretendo encarnar las ilusiones de Tonio Kröger, cuyos sueños de unión entre un norte casto y un sur apasionado exaltaba Thomas Mann hace 53 años en este lugar. Pero creo que los europeos de espíritu clarificador, los que luchan también aquí por una patria grande más humana y más justa, podrían ayudarnos mejor si revisaran a fondo su manera de vernos. La solidaridad con nuestros sueños no nos haría sentir menos solos, mientras no se concrete con actos de respaldo legítimo a los pueblos que asuman la ilusión de tener una vida propia en el reparto del mundo. 
 
América Latina no quiere ni tiene por qué ser un alfil sin albedrío, ni tiene nada de quimérico que sus designios de independencia y originalidad se conviertan en una aspiración occidental. 
 
No obstante, los progresos de la navegación que han reducido tantas distancias entre nuestras Américas y Europa, parecen haber aumentado en cambio nuestra distancia cultural. ¿Por qué la originalidad que se nos admite sin reservas en la literatura se nos niega con toda clase de suspicacias en nuestras tentativas tan difíciles de cambio social? ¿Por qué pensar que la justicia social que los europeos de avanzada tratan de imponer en sus países no puede ser también un objetivo latinoamericano con métodos distintos en condiciones diferentes? No: la violencia y el dolor desmesurados de nuestra historia son el resultado de injusticias seculares y amarguras sin cuento, y no una confabulación urdida a 3 mil leguas de nuestra casa. Pero muchos dirigentes y pensadores europeos lo han creído, con el infantilismo de los abuelos que olvidaron las locuras fructíferas de su juventud, como si no fuera posible otro destino que vivir a merced de los dos grandes dueños del mundo. Este es, amigos, el tamaño de nuestra soledad. 
 
Sin embargo, frente a la opresión, el saqueo y el abandono, nuestra respuesta es la vida. Ni los diluvios ni las pestes, ni las hambrunas ni los cataclismos, ni siquiera las guerras eternas a través de los siglos y los siglos han conseguido reducir la ventaja tenaz de la vida sobre la muerte. Una ventaja que aumenta y se acelera: cada año hay 74 millones más de nacimientos que de defunciones, una cantidad de vivos nuevos como para aumentar siete veces cada año la población de Nueva York. La mayoría de ellos nacen en los países con menos recursos, y entre éstos, por supuesto, los de América Latina. En cambio, los países más prósperos han logrado acumular suficiente poder de destrucción como para aniquilar cien veces no sólo a todos los seres humanos que han existido hasta hoy, sino la totalidad de los seres vivos que han pasado por este planeta de infortunios. 
 
Un día como el de hoy, mi maestro William Faullkner dijo en este lugar: "Me niego a admitir el fin del hombre". No me sentiría digno de ocupar este sitio que fue suyo si no tuviera la conciencia plena de que por primera vez desde los orígenes de la humanidad, el desastre colosal que él se negaba a admitir hace 32 años es ahora nada más que una simple posibilidad científica. Ante esta realidad sobrecogedora que a través de todo el tiempo humano debió de parecer una utopía, los inventores de fábulas que todo lo creemos, nos sentimos con el derecho de creer que todavía no es demasiado tarde para emprender la creación de la utopía contraria. Una nueva y arrasadora utopía de la vida, donde nadie pueda decidir por otros hasta la forma de morir, donde de veras sea cierto el amor y sea posible la felicidad, y donde las estirpes condenadas a cien años de soledad tengan por fin y para siempre una segunda oportunidad sobre la tierra. 
 
Agradezco a la Academia de Letras de Suecia el que me haya distinguido con un premio que me coloca junto a muchos de quienes orientaron y enriquecieron mis años de lector y de cotidiano celebrante de ese delirio sin apelación que es el oficio de escribir. Sus nombres y sus obras se me presentan hoy como sombras tutelares, pero también como el compromiso, a menudo agobiante, que se adquiere con este honor. Un duro honor que en ellos me pareció de simple justicia, pero que en mí entiendo como una más de esas lecciones con las que suele sorprendernos el destino, y que hacen más evidente nuestra condición de juguetes de un azar indescifrable, cuya única y desoladora recompensa, suelen ser, la mayoría de las veces, la incomprensión y el olvido. 
 
Es por ello apenas natural que me interrogara, allá en ese trasfondo secreto en donde solemos trasegar con las verdades más esenciales que conforman nuestra identidad, cuál ha sido el sustento constante de mi obra, qué pudo haber llamado la atención de una manera tan comprometedora a este tribunal de árbitros tan severos. Confieso sin falsas modestias que no me ha sido fácil encontrar la razón, pero quiero creer que ha sido la misma que yo hubiera deseado. Quiero creer, amigos, que este es, una vez más, un homenaje que se rinde a la poesía. A la poesía por cuya virtud el inventario abrumador de las naves que numeró en su Iliada el viejo Homero está visitado por un viento que las empuja a navegar con su presteza intemporal y alucinada. La poesía que sostiene, en el delgado andamiaje de los tercetos del Dante, toda la fábrica densa y colosal de la Edad Media. La poesía que con tan milagrosa totalidad rescata a nuestra América en las Alturas de Machu Pichu de Pablo Neruda el grande, el más grande, y donde destilan su tristeza milenaria nuestros mejores sueños sin salida. La poesía, en fin, esa energía secreta de la vida cotidiana, que cuece los garbanzos en la cocina, y contagia el amor y repite las imágenes en los espejos. 
 
En cada línea que escribo trato siempre, con mayor o menor fortuna, de invocar los espíritus esquivos de la poesía, y trato de dejar en cada palabra el testimonio de mi devoción por sus virtudes de adivinación, y por su permanente victoria contra los sordos poderes de la muerte. El premio que acabo de recibir lo entiendo, con toda humildad, como la consoladora revelación de que mi intento no ha sido en vano. Es por eso que invito a todos ustedes a brindar por lo que un gran poeta de nuestras Américas, Luis Cardoza y Aragón, ha definido como la única prueba concreta de la existencia del hombre: la poesía. Muchas gracias. 

                                               __________________


VOLVÍA A CASA


Volvía a casa entre disparos y engañadas multitudes
ciegas en su tormenta, amado pueblo mío.
Qué trágico, qué duro, qué cruel nuestro destino
de arar sobre el mar y que la luz te enlute.

Desasosiego físico, que podía palpar
como un dolor de muelas en el alma,
me saturaba el cuerpo: zozobra que era náusea,
entre certeza y duda de tu verdad mañana.

Yo soy mi pueblo ciego con los ojos abiertos.
Mi pueblo luminoso embarrado de sombra.
La realidad y el sueño, la raíz y el lucero.
La guitarra que siembra la semilla del alba.

Por igual me dolían la bala y el herido.
Tu día levantaba sus blancas torres altas
lúcidas de esplendor, oh recio pueblo mío,
si tu noche invadíame con pirámides truncas.

Sólo soy la guitarra que canta con su pueblo.
Aliento de su barro mi voz suya.


LUIS CARDOZA Y ARAGÓN
(Guatemala-1904)

 


jeudi 1 mars 2012

EL DESORDEN ES CONTRARREVOLUCIONARIO

Hoy día, donde tantas revoluciones fracasan, es cuando declaro para todos nosotros, que el desorden es contrarrevolucionario.
Virtud de todo sistema es ocultar, sistemáticamente, todo aquello que pueda mostrar alguna posibilidad de transformación del sistema.
Y los sistemas actuales imponen a todo creador, para no dejarle ver lo que es capaz de transformar, el desorden. En apariencia comodidad creativa pero en verdad espesa cortina de humo sucio sobre todo lo que nace para crecer diferente.
Y nosotros debemos confesarlo, antes de cambiar, fuimos drogadictos del desorden. Por un poco de desorden éramos capaces de dar la vida misma. Hasta llegaron a pagarme dinero con la intención de que eso produjera un cierto desorden en vuestra alma; vuestra manera de pensar; vuestro bolsillo. Y ahora que habéis conseguido todo el desorden, ahora, os digo: así no se puede vivir. No hay más pasos para quienes no son capaces (por el desorden) de saber quién es la palabra. Dónde están esas palabras. Dónde aquellos escritos. Dónde esa experiencia. Dónde esos libros publicados; dónde la vida de cada uno; dónde los maestros; quién el deseo. ¿O acaso basta escribir un sólo poema para que todos los levantadores de pesas se transformen en poetas?
Y desorden no es sólo humo; también es envidia negar la existencia de lo producido porque no se lo encuentra o no se lo ve. Y es por eso que me animo, en esta nueva temporada que comienza, a escribir esta carta abierta donde pienso dejar sentado, de manera contundente, un psicoanalista en vuestras mentes. Algo psíquico en nosotros que nos diferencia dentro de las comunidades psicoanalíticas como Grupo Cero.
Queda a partir de hoy en todo el territorio Grupo Cero, no permitido hacerse el boludo, el gilipollas; el esquizofrénico; la puta; la joven engañada; el hombre celoso; la mujer empecinada en tener lo que no le serviría para nada. No está permitida ninguna sexualidad fuera de la palabra y ésa será nuestra ideología.
Y una vez que consigamos rechazar la estupidez, la desidia y una vez que hayamos conseguido superar el desaliento que todo sistema produce en sus creadores para inhibirlos y una vez que consigamos que nuestro cuerpo no pese nada, entonces comenzará nuestra verdadera historia. Y seremos valientes para enfrentar lo que nos toque y sentiremos que lo que está pasando, está pasando.
Y decidir -podemos hacerlo entre todos- que nuestra vida es eso, lo que hicimos, lo que seamos capaces de proyectar hacer. Y cuando alguien nos diga que es imposible hacer tanto con nada, nosotros les mostraremos nuestros genitales en su lugar, nuestro dinero en cuentas bancarias supervisadas por Hacienda con todos los impuestos pagos y, también, les mostraremos la fotografía de nuestros padres ya muertos para que vean que hubimos de tener familia y cien mil páginas escritas perfectamente corregidas, perfectamente publicadas, perfectamente distribuidas, que tendrán que leer antes de abrir juicio sobre nosotros y, en eso, se pasarán cien años.
Y si ninguno de nosotros puede vivir ciento cincuenta años, a ningún muerto importa ser juzgado y si alguno de nosotros pudiera lo que deseamos todos, siempre un juicio a los 150 años da fama y prestigio.
Cien mil páginas, bien escritas, bien publicadas, bien distribuidas y ya no tendremos por qué tener miedo.
Después todavía tendremos tiempo de conversar cómo fue que lo hicimos. Y habrá descontentos entre nosotros y otros que creerán haberlo hecho todo solos y, seguramente, yo escribiré un poema donde explique que nunca se me dio verdaderamente mi lugar, y alguna mujer, algún niño llevado en brazos toda la travesía, podrá decir que si no hubiera sido por su amor nada hubiera sido posible; pero sin embargo en esa conversación, después de lo ocurrido, algo bueno se pensará para el hombre. En esos seres humanos con sentimientos tan comunes, ocurrirá algo nuevo para el hombre.
A pesar de que estaremos a punto de morir en esa conversación después de lo ocurrido, ocurrirá algo grandioso para el hombre.
No al desorden, quiere decir entonces que somos capaces de atribuirnos la capacidad futura de rasgar esos caminos que forjarán nuevas historias, nuevas civilizaciones.
Hemos aprendido que la bestia de la poesía no puede ser saciada por ningún dinero (aunque su confort sea el más alto), ni por ningún sexo (aunque su promesa sea la más bella). Por eso decidimos que la bestia no habrá de morir. Digo que, si así todos los deseáramos, habrá entre nosotros sexo y dinero; pero la bestia no morirá, pase lo que pase con el dinero o con el sexo, la poesía nos acompañará hasta el final y nada de versitos, porque la poesía es una manera fuerte de vivir en el mundo, una manera valiente de los terráqueos de mostrar a lo infinito lo que habrá sucedido.
Queda claro que, si estará hasta el final, tendrá que estar en el principio y eso es el orden que vengo a proponerles: el orden poético, la jerarquía de una lectura poética que no pueda ser comprendida sino por aquellos a quienes esté dirigida. Una lectura que no sufra las deformaciones perversas que los poderosos producen en las lecturas que comprenden. Una lectura cuyo procesamiento produzca una escritura nueva que señale de un modo  definitivo que en este siglo algo ha pasado.
Antes de despedirme de ustedes para que ya dé comienzo la temporada, quiero recordarles para que luego vuelvan a olvidarlo, que formarse como psicoanalista y/o aceptar que un poeta viva en nosotros, son dos bellas tareas que muy bien hacen a la humanidad; pero debe saberse que son tareas para toda la vida y donde, toda la vida, cada vez, se pone toda ella en juego. Y eso es la vida de un creador: una vida para otros.
Tomo el camino de mis versos y ya nadie me podrá decir que no he cumplido. Alguna mujer amará ese delirio y se hundirá levemente, por mí, en la muerte.
Yo ya no cantaré y, sin embargo, aún habrá canto, aún habrá voces sin mi voz.
Y cerraré mis ojos y no podré detener el mundo de la luz y el fuego vivirá.
 
                                               "Apariencias" - MOM

samedi 18 février 2012

Sherlock Holmes - Borges


No salió de una madre ni supo de mayores.
Idéntico es el caso de Adán y de Quijano.
Está hecho de azar. Inmediato o cercano
lo rigen los vaivenes de variables lectores.

No es un error pensar que nace en el momento
en que lo ve aquel otro que narrará su historia
y que muere en cada eclipse de la memoria
de quienes lo soñamos. Es más hueco que el viento.

Es casto. Nada sabe del amor. No ha querido.
Ese hombre tan viril ha renunciado al arte
de amar. En Baker Street vive solo y aparte.
Le es ajeno también ese otro arte, el olvido.

Lo soñó un irlandés, que no lo quiso nunca
y que trató, nos dicen, de matarlo. Fue en vano.
El hombre solitario prosigue, lupa en mano,
su rara suerte discontinua de cosa trunca.

No tiene relaciones, pero no lo abandona
la devoción del otro, que fue su evangelista
y que de sus milagros ha dejado la lista.
Vive de un modo cómodo: en tercera persona.

No baja más al baño. Tampoco visitaba
ese retiro Hamlet, que muere en Dinamarca
que no sabe casi nada de esa comarca
de la espada y del mar, del arco y de la aljaba.

(Omnia sunt plena Jovis. De análoga manera
diremos de aquel justo que da nombre a los versos
que su inconstante sombra recorre los diversos
dominios en que ha sido parcelada la esfera.)

Atiza en el hogar las encendidas ramas
o da muerte en los páramos a un perro del infierno.
Ese alto caballero no sabe que es eterno.
Resuelve naderías y repite epigramas.

Nos llega desde un Londres de gas y de neblina
un Londres que se sabe capital de un imperio
que le interesa poco, de un Londres de misterio
tranquilo, que no quiere sentir que ya declina.

No nos maravillemos. Después de la agonía,
el hado o el azar (que son la misma cosa)
depara a cada cual esa suerte curiosa
de ser ecos o formas que mueren cada día.

Que mueren hasta un día final en que el olvido,
que es la meta común, nos olvide del todo.
Antes que nos alcance juguemos con el lodo
de ser durante un tiempo, de ser y de haber sido.

Pensar de tarde en tarde en Sherlock Holmes es una
de las buenas costumbres que nos quedan. La muerte
y la siesta son otras. También es nuestra suerte
convalecer en un jardín o mirar la luna.




Sherlock Holmes de Guy Ritchie (2009)

Sherlock Holmes - Juego de sombras de Guy Ritchie (2011)

mardi 14 février 2012

SAMBOLERA - Khadja Nin

                                                         

Sambolera mayi hijo
(Toby ninkevin Mulligan)
la sambolera mundo
oh! Se yijifondeya
Nuestro mundo sambolera
¿Por qué la locura ... mayi
la sambolera mundo
oh! Se jisondeka
no un dios sambolera
oh! la gente ... mayi
mala gente sambolera
oh! no uluma
dice ji dijo sambolera
Su mundo es ... mayi
Si Dios quiere sambolera
oh! se gukumbuka
manera de darle sambolera
oh! tratar de
delante de Dios sambolera
oh! ¿Cómo responder?
dicen que el dios o ju
habían sido asesinados Corazon
¡Oh! guerre de Dios?
oh! guerre de qué color?
oh! guerre arterial alta
color de la sangre
Otros son un
La sangre es más sambolera
oh! Que las personas persiguen
ju sambolera persona del singular
oh! Él quiere ... mayi
es la guerra ... hijo
ACA decir sambolera
oh! mayisha presencia
dirán que sambolera
alakini Corazon
No tubiye
ngoyela ... hijo
Mayele
oh! oh! oh!
Niye! Niye! Niye!
los locos no wuogope hijo ...

dimanche 5 février 2012

Quand t'es dans le désert - Jean-Patrick Capdevielle

                                                        

Moi je traîne dans le désert depuis plus de vingt-huit jours et
Déjà quelques mirages me disent de faire demi-tour
La fée des neiges me suit tapant sur son tambour.
Les fantômes du syndicat, les marchands de certitudes
Se sont glissés jusqu'à ma dune, reprochant mon attitude,
C'est pas très populaire le goût d'la solitude.

(refrain)
Quand t'es dans le désert, depuis trop longtemps,
Tu t'demandes à qui ça sert
Toutes les règles un peu truquées du jeu qu'on veut t'faire jouer,
Les yeux bandés.

Tous les rapaces du pouvoir menés par un gros clown sinistre
Plongent vers moi sur la musique d'un piètre accordéoniste
J'crois pas qu'ils viennent me parler des joies d'la vie d'artiste.
De l'autre côté voilà Caïn toujours aussi lunatique
Son œil est rempli de sable et sa bouche pleine de verdicts
Il trône dans un cimetière de veilles pelles mécaniques.

(refrain)
Les gens disent que les poètes finissent tous trafiquant d'armes
On est cinquante millions de poètes,
C'est ça qui doit faire notre charme
Sur la lune de Saturne mon perroquet sonne l'alarme
C'est drôle mais tout l'monde s'en fout !
Vendredi tombant nulle part, y'a Robinson solitaire
Qui m'a dit : "J'trouve plus mon île, vous n'auriez pas vu la mer ?"
Va falloir que j'lui parle du thermo-nucléaire".

Hier un homme est venu vers moi d'une démarche un peu traînante
Il m'a dit : "T'as t'nu combien d'jours ?" J'ai répondu : "Bientôt trente"
J'me souviens qu'il espérait tenir jusqu'à quarante.
Quand j'ai d'mandé son message il m'a dit d'un air tranquille
"les politiciens finiront tous un jour au fond d'un asile"
j'ai compris que j'pourrais bientôt regagner la ville.

Jean-Patrick Capdevielle

Coluche: "Le Parisien du faubourg" de Victor Hugo

                                                            
Il fait la noce éternelle.
La table est dans la tonnelle ;
Mort ivre, il tombe dessous ;
Et, c’est là sa réussite,
Il va, quand il ressuscite,
Au paradis pour six sous.

Rire et boire, et c’est la vie !
On régale ; on se convie
Sur le vieux comptoir de plomb ;
Toujours fête ; et le dimanche
Tient le lundi par la manche ;
Le dimanche a le bras long.

Le broc luit sous les charmilles.
— Nous tendrons un verre aux filles
Et nous les embrasserons ;
Être heureux, c’est très facile.
La Grèce avait le Pœcile,
La France a les Porcherons.

Las, on se couche aux carrières… -
Oh ! Ce peuple des barrières !
Oh ! Ce peuple des faubourgs !
Fou de gaîtés puériles,
Donnant quelques fleurs stériles
Pour tant de profonds labours !

Il dort, il chante, il s’irrite.
Rome dit : quel sybarite !
Sybaris dit : quel romain !
À toute minute il change ;
Et ce serait un archange
Si ce n’était un gamin.

L’athénien est son père.
Par moments on désespère ;
Il quitte et reprend son bât.
Devinez cette charade :
Il achève en mascarade
Ce qu’il commence en combat.

Il n’a plus rien dans les veines ;
Il emploie aux danses vaines
Ces grands mois, juillet, août ;
Quel bâtard, ou quel maroufle !
— Mais un vent inconnu souffle ;
Il se lève tout à coup,

Tout ruisselant d’espérance,
Disant : je m’appelle France !
Splendide, ivre de péril,
Beau, joyeux, l’âme éveillée,
Comme une abeille mouillée
De rosée au mois d’avril !

Il se lève formidable,
Abordant l’inabordable,
Prenant dans ses poings le feu,
Sonnant l’heure solennelle,
Ayant l’homme sous son aile
Et dans sa prunelle Dieu !

Fier, il mord dans le fer rouge.
Il change en éden le bouge,
Enfante chefs et soldats,
Et, se dressant dans sa gloire,
Finit sa chanson à boire
Par ce cri : Léonidas !

Qu’un autre lui jette un blâme.
Il est le peuple et la femme ;
C’est l’enfant insoucieux
Qui soudain s’allume et brille ;
Il descend de la Courtille,
Mais il monte dans les cieux.



Victor Hugo
Les Quatre Vents de l’esprit
Guernesey, 16 juin 1859.

mercredi 25 janvier 2012

Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l'hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs.

La lune a dégagé son disque de la masse des nuages, et caresse avec ses pâles rayons cette douce figure d'adolescent. Ses traits expriment l'énergie la plus virile, en même temps que la grâce d'une vierge céleste. Rien ne paraît naturel en lui, pas même les muscles de son corps, qui se fraient un passage à travers les contours harmonieux de formes féminines. Il a le bras recourbé sur le front, l'autre main appuyée contre la poitrine, comme pour comprimer les battements d'un cœur fermé à toutes les confidences, et chargé du pesant fardeau d'un secret éternel. Fatigué de la vie, et honteux de marcher parmi des êtres qui ne lui ressemblent pas, le désespoir a gagné son âme, et il s'en va seul, comme le mendiant de la vallée. Comment se procure-t-il les moyens d'existence? Des âmes compatissantes veillent de près sur lui, sans qu'il se doute de cette surveillance, et ne l'abandonnent pas: il est si bon! il est si résigné! Volontiers il parle quelquefois avec ceux qui ont le caractère sensible, sans leur toucher la main, et se tient à distance, dans la crainte d'un danger imaginaire. Si on lui demande pourquoi il a pris la solitude pour compagne, ses yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent avec peine une larme de reproche contre la Providence; mais, il ne répond pas à cette question imprudente, qui répand, dans la neige de ses paupières, la rougeur de la rose matinale. Si l'entretien se prolonge, il devient inquiet, tourne les yeux vers les quatre points de l'horizon, comme pour chercher à fuir la présence d'un ennemi invisible qui s'approche, fait de la main un adieu brusque, s'éloigne sur les ailes de sa pudeur en éveil, et disparaît dans la forêt. On le prend généralement pour un fou. Un jour, quatre hommes masqués, qui avaient reçu des ordres, se jetèrent sur lui et le garrottèrent solidement, de manière qu'il ne pût remuer que les jambes. Le fouet abattit ses rudes lanières sur son dos, et ils lui dirent qu'il se dirigeât sans délai vers la route qui mène à Bicêtre. Il se mit à sourire en recevant les coups, et leur parla avec tant de sentiment, d'intelligence sur beaucoup de sciences humaines qu'il avait étudiées et qui montraient une grande instruction dans celui qui n'avait pas encore franchi le seuil de la jeunesse, et sur les destinées de l'humanité où il dévoila entière la noblesse poétique de son âme, que ses gardiens, épouvantés jusqu'au sang de l'action qu'ils avaient commise, délièrent ses membres brisés, se traînèrent à ses genoux, en demandant un pardon qui fut accordé, et s'éloignèrent, avec les marques d'une vénération qui ne s'accorde pas ordinairement aux hommes. Depuis cet événement, dont on parla beaucoup, son secret fut deviné par chacun, mais on paraît l'ignorer, pour ne pas augmenter ses souffrances; et le gouvernement lui accorde une pension honorable, pour lui faire oublier qu'un instant on voulut l'introduire par force, sans vérification préalable, dans un hospice d'aliénés. Lui, il emploie la moitié de son argent; le reste, il le donne aux pauvres. Quand il voit un homme et une femme qui se promènent dans quelque allée de platanes, il sent son corps se fendre en deux de bas en haut, et chaque partie nouvelle aller étreindre un des promeneurs; mais, ce n'est qu'une hallucination, et la raison ne tarde pas à reprendre son empire. C'est pourquoi, il ne mêle sa présence, ni parmi les hommes, ni parmi les femmes; car, sa pudeur excessive, qui a pris jour dans cette idée qu'il n'est qu'un monstre, l'empêche d'accorder sa sympathie brûlante à qui que ce soit. Il croirait se profaner, et il croirait profaner les autres. Son orgueil lui répète cet axiome: « Que chacun reste dans sa nature. » Son orgueil, ai-je dit, parce qu'il craint qu'en joignant sa vie à un homme ou à une femme, on ne lui reproche tôt ou tard, comme une faute énorme, la conformation de son organisation. Alors, il se retranche dans son amour-propre, offensé par cette supposition impie qui ne vient que de lui, et il persévère à rester seul, au milieu des tourments, et sans consolation. Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l'hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs. Les oiseaux, éveillés, contemplent avec ravissement cette figure mélancolique, à travers les branches des arbres, et le rossignol ne veut pas faire entendre ses cavatines de cristal. Le bois est devenu auguste comme une tombe, par la présence nocturne de l'hermaphrodite infortuné. O voyageur égaré, par ton esprit d'aventure qui t'a fait quitter ton père et ta mère, dès l'âge le plus tendre; par les souffrances que la soif t'a causées, dans le désert; par ta patrie que tu cherches peut-être, après avoir longtemps erré, proscrit, dans des contrées étrangères; par ton coursier, ton fidèle ami, qui a supporté, avec toi, l'exil et l'intempérie des climats que te faisait parcourir ton humeur vagabonde; par la dignité que donnent à l'homme les voyages sur les terres lointaines et les mers inexplorées, au milieu des glaçons polaires, ou sous l'influence d'un soleil torride, ne touche pas avec ta main, comme avec un frémissement de la brise, ces boucles de cheveux, répandues sur le sol, et qui se mêlent à l'herbe verte. Écarte-toi de plusieurs pas, et tu agiras mieux ainsi. Cette chevelure est sacrée; c'est l'hermaphrodite lui-même qui l'a voulu. Il ne veut pas que des lèvres humaines embrassent religieusement ses cheveux, parfumés par le souffle de la montagne, pas plus que son front, qui resplendit, en cet instant, comme les étoiles du firmament. Mais, il vaut mieux croire que c'est une étoile elle-même qui est descendue de son orbite, en traversant l'espace, sur ce front majestueux, qu'elle entoure avec sa clarté de diamant, comme d'une auréole. La nuit, écartant du doigt sa tristesse, se revêt de tous ses charmes pour fêter le sommeil de cette incarnation de la pudeur, de cette image parfaite de l'innocence des anges: le bruissement des insectes est moins perceptible. Les branches penchent sur lui leur élévation touffue, afin de le préserver de la rosée, et la brise, faisant résonner les cordes de sa harpe mélodieuse, envoie ses accords joyeux, à travers le silence universel, vers ces paupières baissées, qui croient assister, immobiles, au concert cadencé des mondes suspendus. Il rêve qu'il est heureux; que sa nature corporelle a changé; ou que, du moins, il s'est envolé sur un nuage pourpre, vers une autre sphère, habitée par des êtres de même nature que lui. Hélas! que son illusion se prolonge jusqu'au réveil de l'aurore! Il rêve que les fleurs dansent autour de lui en rond, comme d'immenses guirlandes folles, et l’imprègnent de leurs parfums suaves, pendant qu'il chante un hymne d'amour, entre les bras d'un être humain d'une beauté magique. Mais, ce n'est qu'une vapeur crépusculaire que ses bras entrelacent; et, quand il se réveillera, ses bras ne l'entrelaceront plus. Ne te réveille pas, hermaphrodite; ne te réveille pas encore, je t'en supplie. Pourquoi ne veux-tu pas me croire? Dors... dors toujours. Que ta poitrine se soulève, en poursuivant l'espoir chimérique du bonheur, je te le permets; mais, n'ouvre pas tes yeux. Ah ! n'ouvre pas tes yeux! Je veux te quitter ainsi, pour ne pas être témoin de ton réveil. Peut-être un jour, à l'aide d'un livre volumineux, dans des pages émues, raconterai-je ton histoire, épouvanté de ce qu'elle contient, et des enseignements qui s'en dégagent. Jusqu'ici, je ne l'ai pas pu; car, chaque fois que je l'ai voulu, d'abondantes larmes tombaient sur le papier, et mes doigts tremblaient, sans que ce fût de vieillesse. Mais, je veux avoir à la fin ce courage. Je suis indigné de n'avoir pas plus de nerfs qu'une femme, et de m'évanouir, comme une petite fille, chaque fois que je réfléchis à ta grande misère. Dors... dors toujours; mais, n'ouvre pas tes yeux. Ah! n'ouvre pas tes yeux! Adieu, hermaphrodite! Chaque jour, je ne manquerai pas de prier le ciel pour toi (si c'était pour moi, je ne le prierai point). Que la paix soit dans ton sein!

Les Chants de Maldoror - Chant deuxième/7
Le Comte de Lautréamont

                                    
                                         


                                             "Hermaphrodite endormi"                                
                                        (Œuvre romaine - IIe siècle ap. JC)