On
est en droit de trouver énigmatique du point de vue économique
l’existence de la tendance masochiste dans la vie pulsionnelle des
êtres humains. En effet, si le principe de plaisir domine les
processus psychiques de telle façon que le but immédiat de ceux-ci
soit d’éviter le déplaisir et d’obtenir le plaisir, le
masochisme est alors inintelligible. Si la douleur et le déplaisir
peuvent être en eux-mêmes des buts, et non plus des avertissements,
le principe de plaisir est paralysé, le gardien de notre vie
psychique est comme sous l’effet d’un narcotique.
Le
masochisme nous apparaît ainsi sous un jour de grand danger, ce qui
n’est nullement le cas pour sa contrepartie, le sadisme. Nous
sommes tentés d’appeler le principe de plaisir gardien de notre
vie plutôt que de notre seule vie psychique. Mais alors s’offre à
nous la tâche d’étudier le rapport du principe de plaisir aux
deux espèces de pulsions que nous avons distinguées, les pulsions
de mort et les pulsions de vie érotiques (libidinales), et nous ne
pouvons aller plus loin dans l’examen du problème du masochisme,
avant d’avoir répondu à cet appel.
Nous
avons, on s’en souvient1,
compris le principe qui domine tous les processus psychiques comme un
cas particulier de ce que Fechner nomme tendance
à la stabilité
et attribué de la sorte à l’appareil psychique le dessein de
réduire à rien la somme d’excitation qui afflue en lui ou du
moins de la maintenir basse autant qu’il est possible. Pour cette
tendance supposée, Barbara Low a proposé le nom de principe
de Nirvâna,
et nous l’acceptons. Mais c’est inconsidérément que nous avons
identifié le principe de plaisir - déplaisir avec ce principe de
Nirvâna. Tout déplaisir devrait donc coïncider avec une élévation,
tout plaisir avec un abaissement de la tension d’excitation
présente dans le psychisme, le principe de Nirvâna (et celui de
plaisir, réputé identique à lui) se tiendrait totalement au
service des pulsions de mort, dont le but est de faire passer la vie
perpétuellement changeante à la stabilité de l’état
inorganique, et aurait la fonction de mettre en garde contre les
revendications des pulsions de vie, de la libido, lesquelles
cherchent à troubler l’écoulement auquel tend la vie. Seulement,
cette conception ne peut être correcte. Il semble que nous
ressentions l’accroissement et le décroissement des grandeurs
d’excitations directement dans la série des sentiments de tension,
et il n’est pas douteux qu’il existe des tensions s’accompagnant
de plaisir et des détentes déplaisantes. L’état d’excitation
sexuelle est l’exemple le plus frappant d’une augmentation
d’excitation qui s’accompagne ainsi de plaisir, mais il n’est
certainement pas le seul. Plaisir et déplaisir ne peuvent donc pas
être rapportés à l’accroissement ou à la diminution d’une
quantité que nous appelons tension d’excitation, encore qu’ils
aient beaucoup à voir avec ce facteur. Il semble qu’ils ne
dépendent pas de ce facteur quantitatif, mais d’un caractère de
celui-ci, que nous ne pouvons désigner que comme qualitatif. Nous
serions beaucoup plus avancés en psychologie si nous pouvions
indiquer quel est ce caractère qualitatif. Peut-être s’agit-il du
rythme, de l’écoulement temporel des modifications, des montées
et des chutes de la quantité d’excitation ; nous ne le savons
pas.
En
tout cas nous devons nous rendre compte que le principe de Nirvâna,
qui ressortit à la pulsion de mort, a subi dans l’être vivant une
modification qui l’a transformé en principe de plaisir, et nous
éviterons désormais de tenir les deux principes pour un seul. Pour
peu qu’on veuille poursuivre cette réflexion, il n’est pas
difficile de deviner de quelle force provient cette modification. Ce
ne peut être que la pulsion de vie, la libido qui, de cette façon,
a obtenu par la force de participer, à côté de la pulsion de mort,
à la régulation des processus vitaux. Nous obtenons ainsi une
courte mais intéressante série de rapports : le principe de
Nirvâna
exprime la tendance de la pulsion de mort, le principe de plaisir
représente la revendication de la libido, et la modification de
celui-ci, le principe de réalité,
représente l’influence du monde extérieur.
Aucun
de ces trois principes n’est en fait mis hors d’action par
l’autre. Ils savent, en règle générale, s’accommoder l’un de
l’autre, même s’il est des cas où des conflits sont
inévitables, car d’un côté le but visé est l’amoindrissement
quantitatif de la charge d’excitation, de l’autre, c’est un
caractère qualitatif de ce phénomène, et, enfin, c’est
l’ajournement temporel de la décharge d’excitation et une
tolérance temporaire de la tension de déplaisir.
La
conclusion de ces considérations, c’est qu’on ne peut se
dispenser de désigner le principe de plaisir comme gardien de la
vie.
Revenons au masochisme maintenant. Il se présente à nous sous trois formes :
comme mode de l’excitation sexuelle, comme expression de l’être
de la femme et comme norme du comportement dans l’existence
(behaviour).
En fonction de cela on peut distinguer un masochisme érogène,
un masochisme féminin
et un masochisme moral.
Le premier, le masochisme érogène, le plaisir de la douleur, est
aussi au fond des deux autres formes, son fondement est biologique et
constitutionnel, il reste incompréhensible si l’on ne se résout
pas à faire quelques hypothèses sur des points très obscurs. La
troisième forme sous laquelle apparaît le masochisme, et d’un
certain point de vue la plus importante, n’a été que récemment
reconnue par la psychanalyse comme sentiment de culpabilité,
généralement inconscient, mais nous pouvons déjà l’expliquer et
lui donner sa place dans l’ensemble de nos connaissances. Le
masochisme féminin, pour sa part, est le plus accessible à notre
observation, le moins énigmatique, et on peut le saisir dans toutes
ses relations. C’est par lui que nous commencerons notre exposé.
Chez
l’homme (auquel je me limiterai ici en raison du matériel dont je
dispose), nous avons une connaissance suffisante de cette sorte de
masochisme par les fantasmes de personnes masochistes (fréquemment
impuissantes pour cette raison) ; ces fantasmes ou bien
aboutissent à l’acte d’onanisme, ou bien constituent à eux
seuls la satisfaction sexuelle. Les dispositifs réels des pervers
masochistes concordent parfaitement avec ces fantasmes, qu’ils
soient exécutés comme fins en eux-mêmes ou qu’ils servent à
établir la puissance sexuelle et à introduire l’acte sexuel. Dans
les deux cas — les dispositifs ne correspondent en effet qu’à la
production des fantasmes sous forme de jeu — le contenu manifeste
est : être bâillonné, attaché, battu de douloureuse façon,
fouetté, maltraité d’une façon ou d’une autre, forcé à une
obéissance inconditionnelle, souillé, abaissé. Des mutilations ne
s’ajoutent à ce contenu que bien plus rarement et seulement dans
des limites fort restreintes. La première interprétation,
découverte sans difficultés, c’est que le masochiste veut être
traité comme un petit enfant en détresse et dépendant, mais il
veut être surtout traité comme un enfant méchant. Il est superflu
d’apporter ici des observations, le matériel est très uniforme et
accessible à tout observateur, même non analyste. Mais si l’on a
l’occasion d’étudier des cas dans lesquels les fantasmes
masochistes ont connu une élaboration particulièrement riche, on
découvre facilement qu’ils placent la personne dans une position
caractéristique de la féminité et donc qu’ils signifient être
castré, subir le coït, ou accoucher. C’est pour cette raison que
j’ai nommé, pour ainsi dire a
potiori, masochisme
féminin cette forme de masochisme dont tant d’éléments,
pourtant, renvoient à la vie infantile. Cette superposition en
strates de l’infantile et du féminin trouvera plus tard une
explication simple. La castration, ou le fait de rendre aveugle qui
la représente, a souvent laissé dans les fantasmes sa trace
négative : aucun dommage ne doit alors précisément arriver ni
aux organes génitaux ni aux yeux. (Il est d’ailleurs rare que les
tortures masochistes produisent la même impression de sérieux que
les cruautés — fantasmées ou mises en scène — du sadisme.)
Dans le contenu manifeste des fantasmes masochistes s’exprime aussi
un sentiment de culpabilité : il est admis que la personne a
commis un crime (laissé indéterminé) qui doit être expié par
toutes ces procédures de douleurs et de tortures. Cela se présente
comme une rationalisation superficielle des contenus masochistes,
mais derrière se cache la relation à la masturbation infantile.
D’autre part ce facteur culpabilité fournit la transition avec la
troisième forme du masochisme, le masochisme moral.
Le
masochisme féminin que nous avons décrit repose entièrement sur le
masochisme primaire, érogène, le plaisir de la douleur, dont
l'explication nous oblige à remonter très loin.
J’ai
affirmé dans les Trois
essais sur la théorie de la sexualité —
dans la section sur les sources de la sexualité infantile —, que
l’excitation sexuelle se produit comme effet marginal dans toute
une série de processus internes, dès lors que l’intensité de ces
processus a dépassé certaines limites quantitatives. Bien plus,
rien d'important n’adviendrait peut-être dans l’organisme sans
avoir à fournir sa composante à l’excitation de la pulsion
sexuelle. En vertu de quoi, l’excitation de la douleur et du
déplaisir devrait, elle aussi, avoir cette conséquence. Cette
coexcitation libidinale lors de la tension de la douleur et du
déplaisir serait un mécanisme physiologique infantile, qui plus
tard s’épuise. Elle trouverait dans les diverses constitutions
sexuelles un développement diversement important, fournissant en
tout cas le fondement physiologique sur lequel est ensuite édifié
dans le psychisme le masochisme érogène.
Cependant
l’insuffisance de cette explication se signale en ce qu’elle ne
jette aucune lumière sur les relations régulières et intimes du
masochisme avec son pendant dans la vie pulsionnelle, le sadisme. Si
l’on remonte encore plus haut, jusqu’à l’hypothèse des deux
espèces de pulsions qui, selon nous, sont à l’œuvre dans l’être
vivant, on en arrive à une autre déduction qui, d’ailleurs ne
contredit pas la première. La libido rencontre dans les êtres
vivants (pluricellulaires) la pulsion de mort ou de destruction qui y
règne et qui voudrait mettre en pièces cet être cellulaire et
amener chaque organisme élémentaire individuel à l’état de
stabilité inorganique (même si celle-ci n’est que relative). La
libido a pour tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructrice
et elle s’en acquitte en dérivant cette pulsion en grande partie
vers l’extérieur, bientôt avec l’aide d’un système organique
particulier, la musculature, et en la dirigeant contre les objets du
monde extérieur. Elle se nommerait alors pulsion de destruction,
pulsion d’emprise, volonté de puissance. Une partie de cette
pulsion est placée directement au service de la fonction sexuelle où
elle a un rôle important. C’est là le sadisme proprement dit. Une
autre partie ne participe pas à ce déplacement2
vers l’extérieur, elle demeure dans l’organisme et là elle se
trouve liée libidinalement à l’aide de la coexcitation sexuelle
dont nous avons parlé ; c’est en elle que nous devons
reconnaître le masochisme originaire, érogène.
La
physiologie ne nous apporte aucune compréhension des voies et des
moyens par lesquels peut s’accomplir ce domptage de la pulsion de
mort par la libido. Dans le domaine des notions psychanalytiques nous
pouvons seulement faire l’hypothèse qu’il se produit très
largement entre les deux espèces de pulsions une union et un
amalgame variables dans leurs proportions, si bien que nous ne
devrions aucunement faire entrer en ligne de compte des pulsions de
vie et de mort à l’état pur, mais seulement des mélanges
diversement composés de celles-ci. À cette union des pulsions
correspondra sous certaines influences une désunion de celles-ci.
Quelle est l’importance des éléments des pulsions de mort qui
échappent à ce domptage accompli par liaison à des apports
libidinaux, on ne peut le deviner actuellement.
En
prenant son parti d’une certaine inexactitude, on peut dire que la
pulsion de mort qui est à l’œuvre dans l’organisme — le
sadisme originaire — est identique au masochisme. Après que sa
plus grande part a été déplacée vers l’extérieur sur les
objets, ce qui demeure comme son résidu dans l’intérieur, c’est
le masochisme proprement dit, érogène, qui d’une part est devenu
une composante de la libido et d’autre part garde toujours pour
objet l’être propre de l’individu. Ce masochisme serait donc un
témoin et un vestige de cette phase de formation dans laquelle s’est
accompli cet alliage, si important pour la vie, de la pulsion de mort
et d’Eros. Nous apprendrons sans surprise que, dans des
circonstances déterminées, le sadisme ou pulsion de destruction,
tourné vers l’extérieur, projeté, peut de nouveau être
introjecté, tourné vers l’intérieur, régressant ainsi à sa
situation première. Il donne alors le masochisme secondaire qui se
surajoute au masochisme originaire.
Le
masochisme érogène prend part à toutes les phases de développement
de la libido et leur emprunte la succession des costumes psychiques
qu’il revêt. L’angoisse d’être dévoré par l’animal
totémique (père) a sa source dans l’organisation orale primitive,
le désir d’être battu par le père provient de la phase suivante,
sadique-anale ; le stade d’organisation phallique3
introduit dans le contenu des fantasmes masochistes son précipité,
la castration, bien que celle-ci soit plus tard l’objet d’un
déni ; de l’organisation génitale définitive dérivent
naturellement les situations caractéristiques de la féminité,
subir le coït et accoucher. Le rôle des fesses dans le masochisme
est lui aussi facile à comprendre, abstraction faite de son
fondement évident dans le réel. Les fesses sont les parties du
corps privilégiées du point de vue érogène dans la phase
sadique-anale comme les mamelles dans la phase orale et le pénis
dans la phase génitale.
La
troisième forme du masochisme, le masochisme moral, est surtout
remarquable en ce que sa relation avec ce que nous considérons comme
sexualité se trouve relâchée. Dans les autres cas les souffrances
masochistes supposent une condition : provenir de la personne
aimée, être endurées sur son ordre ; cette limitation est
abandonnée dans le masochisme moral. Ce qui importe c’est la
souffrance elle-même ; qu’elle soit infligée par une
personne aimée ou indifférente, cela ne joue aucun rôle ;
elle peut aussi être causée par des puissances ou des circonstances
impersonnelles, le véritable masochiste tend toujours la joue quand
il a la perspective de recevoir une gifle. Il est très tentant, pour
expliquer ce comportement, de laisser de côté la libido et de s’en
tenir à l’hypothèse selon laquelle ici la pulsion de destruction
a été à nouveau tournée vers l’intérieur et fait rage contre
le propre soi ; mais le fait que le langage n’ait pas renoncé
à relier à l’érotisme cette forme de comportement et nomme aussi
masochistes ces personnes qui se blessent elles-mêmes devrait
cependant avoir un sens.
Fidèles
à une habitude technique, nous nous occuperons d’abord de la forme
extrême, indubitablement pathologique, de ce masochisme. J’ai
exposé ailleurs4
que, dans le traitement analytique, nous rencontrons des patients
dont la conduite d’opposition à l’influence de la cure nous
oblige à leur attribuer un sentiment de culpabilité
« inconscient ». J’ai indiqué dans cet écrit à quoi
l’on reconnaît ces personnes (« la réaction thérapeutique
négative ») et je n’ai pas caché que la force de cette
motion opposée à la cure constitue l’une des plus graves
résistances et le plus grand danger à l’encontre du succès de
nos visées médicales ou éducatives. La satisfaction de ce
sentiment de culpabilité inconscient est peut-être le poste le plus
considérable du bénéfice de la maladie — bénéfice en règle
générale composé de plusieurs éléments —, somme des forces qui
se dressent contre la guérison et ne veulent pas renoncer à l’état
de maladie ; la souffrance qui accompagne la névrose est
précisément le facteur par lequel celle-ci devient précieuse pour
la tendance masochiste. Il est également instructif d’apprendre
que, contre toute théorie et toute attente, une névrose qui a défié
tous les efforts thérapeutiques peut disparaître quand la personne
est tombée dans la détresse d’un mariage malheureux, a perdu sa
fortune ou a contracté une redoutable maladie organique. Une forme
de souffrance a ici été relayée par une autre, et nous voyons
qu’il ne s’agissait que de pouvoir maintenir une certaine
quantité de souffrance.
Quand
nous parlons aux malades de sentiment de culpabilité inconscient,
ils ne nous croient pas facilement. Ils savent trop bien par quels
tourments (remords) se manifeste un sentiment de culpabilité
conscient, une conscience de culpabilité et ils ne peuvent donc pas
admettre qu’ils pourraient héberger en eux des motions tout à
fait analogues dont ils ne ressentiraient rien du tout. À mon avis,
nous tenons compte dans une certaine mesure de leur protestation si
nous renonçons à l’expression — par ailleurs psychologiquement
incorrecte — de « sentiment de culpabilité inconscient »
pour le remplacer par « besoin de punition » qui recouvre
tout aussi pertinemment les faits observés. On ne peut cependant
faire que nous ne jugions et que nous ne localisions ce sentiment de
culpabilité inconscient selon le modèle du sentiment de culpabilité
conscient.
Nous
avons attribué au surmoi la fonction de la conscience morale et
reconnu dans la conscience de culpabilité l’expression d’une
tension entre moi et surmoi. Le moi réagit par des sentiments
d’angoisse (angoisse morale) à la perception qu’il est resté en
deçà des exigences posées par son idéal, le surmoi. Maintenant,
nous voulons savoir comment le surmoi est parvenu à ce rôle
exigeant et pourquoi le moi doit avoir peur lorsqu’il se produit
une différence entre lui et son idéal.
Ayant
dit que la fonction du moi consiste à accorder et à concilier les
revendications des trois instances qu’il sert, nous pouvons ajouter
que dans ce rôle il trouve aussi un modèle à suivre dans le
surmoi. Ce surmoi, en effet, est tout autant le représentant du ça
que du monde extérieur. Ce qui lui a donné naissance c’est que
les premiers objets des motions libidinales du ça, le couple
parental, ont été introjectés dans le moi ; au cours de cette
introjection la relation à ces objets a été désexualisée, déviée
de ses buts sexuels directs. C’est seulement de cette manière que
le complexe d’Œdipe peut être surmonté. Le surmoi conserve dès
lors des caractères essentiels des personnes introjectées, leur
puissance, leur sévérité, leur tendance à surveiller et à punir.
Comme je l’ai exposé autre part5,
il est facile de concevoir que la désunion des pulsions qui
accompagne une telle introduction dans le moi, provoque une
augmentation de la sévérité. Le surmoi, la conscience morale à
l’œuvre en lui, peut alors se montrer dur, cruel, inexorable à
l’égard du moi qu’il a sous sa garde. L’impératif catégorique
de Kant est ainsi l’héritier direct du complexe d’Œdipe.
Mais
ces mêmes personnes qui continuent à agir dans le surmoi sous la
forme de l’instance morale après avoir cessé d’être des objets
des motions libidinales du ça, appartiennent cependant aussi au
monde extérieur réel. C’est de lui qu’elles ont été tirées ;
leur pouvoir, derrière lequel se cachent toutes les influences du
passé et de la tradition, était une des manifestations les plus
tangibles de la réalité. Grâce à cette convergence, le surmoi,
substitut du complexe d’Œdipe, devient aussi le représentant du
monde extérieur réel et ainsi le modèle proposé aux efforts du
moi.
Le
complexe d’Œdipe se révèle donc, ainsi que nous l’avons déjà
admis d’un point de vue historique6,
comme la source de notre éthique individuelle (la morale). Au cours
du développement de l’enfant, qui conduit à un détachement
progressif à l’égard des parents, l’importance personnelle de
ceux-ci cède la place au surmoi. Aux images qu’ils ont laissées
viennent ensuite se rattacher les influences des maîtres, des
autorités, des modèles spontanément choisis et des héros reconnus
par la société, personnes que le moi, devenu plus résistant, n’a
plus besoin d’introjecter. La dernière figure de cette série qui
débute avec les parents est le Destin, puissance obscure que seuls
très peu d’entre nous parviennent à concevoir de façon
impersonnelle. Lorsque le poète hollandais Multatuli7
remplace la Μοϊφα des Grecs par le couple divin Λόϒος χαί
ΆνάΥχη il n’y a guère à redire ; mais tous ceux qui
transfèrent la conduite du cours du monde à la Providence, à Dieu
ou à Dieu et à la Nature nous font soupçonner qu’ils continuent
de ressentir ces forces, les plus extérieures et les plus lointaines
qui soient, comme un couple parental — au sens mythologique — et
qu’ils se croient rattachés à elles par des liens libidinaux.
Dans Le
moi et le ça
j’ai tenté de déduire aussi d’une telle conception parentale du
Destin l’angoisse réelle8
de mort éprouvée par les êtres humains. De cette conception il
semble très difficile de se libérer.
Après
ces préliminaires, nous pouvons revenir à l’examen du masochisme
moral. Nous avons dit que les personnes en cause donnent, par leur
conduite — dans la cure et dans la vie —, l’impression d’être
excessivement inhibées moralement, comme si elles étaient sous la
domination d’une conscience morale particulièrement sensible, bien
que rien de cette hypermorale ne soit conscient pour elles. En
approfondissant la question nous saisissons bien la différence qui
sépare un tel prolongement inconscient de la morale, et le
masochisme moral. Dans le premier, l’accent porte sur le sadisme
accru du surmoi auquel se soumet le moi, dans le second, il porte au
contraire sur le masochisme propre du moi qui réclame punition,
qu’elle vienne du surmoi ou de l’extérieur, des puissances
parentales. La confusion que nous faisions au début est excusable,
car dans les deux cas, il s’agit d’une relation entre le moi et
le surmoi ou des puissances qui lui sont équivalentes ; dans
les deux cas on revient à un besoin qui est satisfait par la
punition et la souffrance. Mais, détail qui n’est guère
négligeable, le sadisme du surmoi est le plus souvent vivement
conscient tandis que la tendance masochiste du moi reste en général
cachée à la personne et doit être déduite de son comportement.
Le
fait que le masochisme moral soit inconscient nous indique tout
naturellement une piste. Nous avons pu traduire l’expression
« sentiment de culpabilité inconscient » comme besoin de
punition de la part d’une puissance parentale. Or nous savons que
le désir, si fréquent dans les fantasmes, d’être battu par le
père est très proche de cet autre désir, avoir des rapports
sexuels passifs (féminins) avec lui, le premier n’étant qu’une
déformation régressive du second. Si nous insérons cette
explication dans le contenu du masochisme moral son sens caché nous
devient manifeste. La conscience et la morale sont apparues du fait
que le complexe d’Œdipe a été surmonté, désexualisé ;
par le masochisme moral la morale est resexualisée, le complexe
d’Œdipe ressuscité, une voie régressive est frayée, de la
morale au complexe d’Œdipe. Cela ne s’effectue ni à l’avantage
de la morale ni à celui de l’individu. Celui-ci peut, certes,
avoir conservé à côté de son masochisme tout ou partie de sa
moralité mais une bonne part de sa conscience morale a pu aussi bien
se perdre au profit du masochisme. Le masochisme engendre d’autre
part la tentation de commettre le « péché », celui-ci
devant être ensuite expié par les reproches de la conscience morale
sadique (comme chez tant de types de caractère russes) ou bien par
le châtiment du Destin, la grande puissance parentale. Afin de
provoquer la punition par cet ultime représentant parental, le
masochiste doit agir à l’encontre de ce qui convient, œuvrer
contre son propre intérêt, détruire les perspectives qui s’ouvrent
à lui dans le monde réel et éventuellement anéantir sa propre
existence réelle.
Le
retournement du sadisme contre la personne propre se produit
régulièrement lors de la répression
culturelle des pulsions
qui retient une grande partie des composantes pulsionnelles
destructives de s’exercer dans la vie. On peut se représenter que
cet élément de la pulsion de destruction qui a fait retraite se
traduit sous la forme d’une augmentation du masochisme dans le moi.
Mais les phénomènes de la conscience morale nous suggèrent que la
destruction qui fait retour du monde extérieur est aussi reprise par
le surmoi sans subir une telle transformation et qu’elle élève
son sadisme contre le moi. Le sadisme du surmoi et le masochisme du
moi se complètent mutuellement et s’unissent pour provoquer les
mêmes conséquences. À mon avis, c’est seulement ainsi qu’on
peut comprendre que de la répression pulsionnelle résulte —
souvent ou de façon tout à fait générale — un sentiment de
culpabilité et que la conscience morale devient d’autant plus
sévère et sensible que la personne s’abstient d’agression
contre d’autres. On pourrait s’attendre à ce qu’un individu
sachant qu’il a coutume d’éviter des agressions indésirables
pour la civilisation ait de ce fait une bonne conscience et surveille
son moi avec moins de méfiance. On présente habituellement les
choses comme si l’exigence morale était le facteur primaire et le
renoncement pulsionnel sa conséquence. Mais ainsi l’origine de la
moralité reste inexpliquée. En réalité il semble que ce soit
l’inverse qui se produise ; le premier renoncement pulsionnel
est imposé par des forces extérieures et crée alors seulement la
moralité qui s’exprime dans la conscience morale et exige un
nouveau renoncement pulsionnel.
Ainsi
le masochisme moral devient-il le témoin classique de l’existence
de l’union pulsionnelle. Son caractère dangereux provient du fait
qu’il a son origine dans la pulsion de mort, qu’il correspond à
la partie de celle-ci qui a évité d’être tournée vers
l’extérieur sous forme de destruction. Mais comme il a d’autre
part la signification d’une composante érotique, même
l’autodestruction de la personne ne peut se produire sans
satisfaction libidinale.
1Jenseits
des Lustprinzips (Au-delà du principe de plaisir),
GW, XIII ; trad fr. in Essais de Psychanalyse, Paris,
Payot.
2Verlegung
(N. D. T.)
3Cf.
Die infantile Genitalorganisation (L'organisation génitale
infantile), GW, XIII ; trad. fr. in La vie sexuelle,
Paris, Presses Universitaires de France.
4Das
Ich und das Es (Le moi et le ça), GW, XIII ; trad. fr. in
Essais de Psychanalyse, Paris, Payot.
5Das
Ich und das Es (Le moi et le ça).
6Totem
und Tabu (Totem et tabou), GW, IX, chap. IV ; trad. fr.,
Paris, Payot
7Ed.
Douwes-Dekker (1820-1887).
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