Des
oubliettes de sa tête
comme un
diable de sa boite
s'évade un
fol acteur
drapé de
loques écarlates
qui joue pour
lui tout seul
rideaux tirés
bureaux fermés
le grand rôle
de sa vie la
Destinée d'un déclassé Et debout sur le trottoir au promenoir de sa mémoire il est l'unique spectateur de son mélodrame cérébral et revendicateur où la folie des splendeurs brosse de prestigieux décors Je n'ai jamais été qu'intermédiaire mais quel intermédiaire j'étais J'ai brisé les chaussures de rois très fatigués pour le compte honoraire des plus grands des bottiers J'ai été ventriloque dans beaucoup de banquets
pour des
orateurs bègues aphones et réputés
et j'ai mâché
la viande de très vieux financiers
et j'ai cassé
du sucre sur de très jolis dos
au profit
d'un bossu roi duTrust des chameaux
Mais j'ai conduit toutes ces bêtes
dans un si
bel abreuvoir
Elles qui n'avaient jamais rien vu
tout à coup
se sont mises à voir
tous les
visages de l'eau sur les pierres du lavoir
la gaieté
d'un vivier et la joie d'un torrent
la lune sur
la lagune
et les flots
sur les docks
les digues et
les dunes
le calme d'un
étang
la danse d'un
ruisseau
la pluie dans
un tonneau
Et nous sommes remontés à la source
en passant
par le trou d'une aiguille
et en musique
s'il vous plaît
car c'était
il faut le dire une aiguille de phono
Là nous avons trinqué
oasis et
mirage
coupe de
rouge et miroir d'eau
et tout le
monde était saoul
Mais en bas le grand Monde brusquement émondé les quatre verres en l'air le bec de gaz dans l'eau est resté en carafe la soif dans le gosier moignons dans l’étrier la tête contre le mur des lamentations Nos chameaux sont partis
jamais ne
reviendront.
JACQUES PRÉVERT
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jeudi 15 octobre 2015
DES OUBLIETTES DE SA TÊTE - JACQUES PRÉVERT
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